Au livre IX de l’Énéide, c’est l’heure de gloire pour Turnus : en l’absence d’Énée, l’adversaire du héros fait un horrible massacre des Troyens et de leurs alliés. À la fin de l’énumération de ses victimes apparaît un certain Créthée, qui n’est pas un redoutable guerrier mais un simple poète :
Cette figure de poète est touchante : elle n’apparaît au milieu des combats que pour en être la victime ; elle est d’autant plus émouvante qu’elle semble, comme par métalepse, inclure Virgile dans son œuvre : Créthée est un aède (ou un poète épique) qui, comme lui, célèbre les exploits des héros. Surtout, au dernier vers de ce passage, le groupe de mots arma virum reproduit les tout premiers mots de l’Énéide, arma virumque cano… (même si virum est ici un génitif pluriel et non un accusatif singulier comme dans sa première occurrence). Virgile se cite donc lui-même en une élégante variation, et cette apparition discrète ressemble à ces autoportraits des peintres de la Renaissance qui se figurent dans un coin de leur œuvre, à peine visibles mais fixant des yeux le spectateur du tableau. Il n’est pas indifférent non plus que la double mention de Créthée et des Muses (épanalepse) introduise dans le poème épique une tonalité élégiaque, celle de la compassion pour les faibles et les vaincus. Mais la place du poète n’est pas sur le champ de bataille, semble suggérer Virgile : il ne peut qu’y mourir ; seul son chant peut-être survivra.