Micrologies

Javert déraillé


Dans Les Misérables, on trouve un chapitre intitulé « Javert déraillé » (1). Il raconte les dernières heures de la vie du policier, après qu’il a renoncé à arrêter Jean Valjean, qui vient de lui sauver la vie, et avant qu’il ne se suicide en se jetant dans la Seine. Javert, dont toutes les certitudes viennent de se briser et qui vient, contre tous ses principes, de relâcher ce repris de justice qu’il traque depuis des années, Javert, donc, « déraille », pense-t-on d’abord, mais l’emploi figuré du terme semble ici bien familier et n’est d’ailleurs pas attesté dans son sens moderne avant la fin du siècle. (Littré, qui connaît le mot dans son sens propre, préfère « dérailer », écrit et prononcé à l’anglaise...).

De fait, on comprend vite qu’il faut prendre l’expression comme une métaphore, et que, pour Victor Hugo, le sens figuré ne s’est pas encore vraiment détaché du sens propre : « Ce qui se passait dans Javert, c’était le Fampoux d’une conscience rectiligne […]. » Fampoux, c’est le nom d’un village du Nord où eut lieu en 1846 une catastrophe ferroviaire fameuse qui fit quatorze morts. On ne saurait dénier à Hugo le courage d’assumer ses métaphores ; aussi file-t-il celle-ci, en ligne droite, lui aussi :

Ce qui se passait dans Javert, c’était le Fampoux d’une conscience rectiligne, la mise hors de voie d’une âme, l’écrasement d’une probité irrésistiblement lancée en ligne droite et se brisant à Dieu. Certes, cela était étrange, que le chauffeur de l’ordre, que le mécanicien de l’autorité, monté sur l’aveugle cheval de fer à voie rigide, puisse être désarçonné par un coup de lumière ! que l’incommutable, le direct, le correct, le géométrique, le passif, le parfait, puisse fléchir ! qu’il y ait pour la locomotive un chemin de Damas !

Le caractère pour le moins audacieux de la dernière phrase enrichit l’image d’une deuxième métaphore, soigneusement amenée (« se brisant à Dieu », « désarçonné par un coup de lumière »), qui assimile Javert à Paul de Tarse frappé par la grâce.

Il faut replacer un tel passage dans la littérature ferroviaire du XIXe siècle, qui fait largement place aux catastrophes. On peut évoquer par exemple Le Coup de tampon de François Coppée (1891), ou bien une scène célèbre de La Bête humaine (1890), où l’on voit le train s’écraser contre un lourd fardier qui obstrue la voie : Zola suit la démarche inverse de celle de Hugo en conférant une valeur symbolique et métaphorique à une catastrophe ferroviaire « réelle ». L’originalité de Hugo, au contraire, c’est d’enrichir le répertoire de la psychologie romanesque d’une image empruntée à l’univers technique le plus récent.

On peut retrouver dans ce passage la distance énonciative qui caractérise tout le roman, assumé par un narrateur dont la voix omniprésente, celle d’un homme des années 1860, fait ici appel à un événement de 1846 pour raconter un épisode de fiction qui se place en 1832. C’est ainsi que Javert déraille sans avoir jamais connu le chemin de fer mais victime d’un processus mental analogue à celui d’un accident ferroviaire.

1. V. Hugo, Les Misérables, Ve partie, livre IV.



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