Micrologies

Socrate et l'utile


Un des leitmotivs de Xénophon dans les Mémorables, son livre de témoignage sur la figure de son maître Socrate, c’est que celui-ci cherchait à conférer une utilité concrète à son enseignement. C’est particulièrement le cas dans le livre IV, où l’on ne trouve pas moins de trente occurrences du verbe ὠφελεῖν (aider) et de ses dérivés, et où la notion même d’utilité joue de rôle de fil conducteur. Ainsi commence d’ailleurs ce texte :

Οὕτω δὲ Σωκράτης ἦν ἐν παντὶ πράγματι καὶ πάντα τρόπον ὠφέλιμος, ὥστε τῷ σκοπουμένῳ τοῦτο καὶ μετρίως αἰσθανομένῳ φανερὸν εἶναι ὅτι οὐδὲν ὠφελιμώτερον ἦν τοῦ Σωκράτει συνεῖναι καὶ μετ´ ἐκείνου διατρίβειν ὁπουοῦν καὶ ἐν ὁτῳοῦν πράγματι· ἐπεὶ καὶ τὸ ἐκείνου μεμνῆσθαι μὴ παρόντος οὐ μικρὰ ὠφέλει τοὺς εἰωθότας τε αὐτῷ συνεῖναι καὶ ἀποδεχομένους ἐκεῖνον. καὶ γὰρ παίζων οὐδὲν ἧττον ἢ σπουδάζων ἐλυσιτέλει τοῖς συνδιατρίβουσι.

Socrate était si utile en toute occasion et de toute manière, que n'importe qui, en y réfléchissant, même avec une intelligence ordinaire, pouvait aisément comprendre que rien n'était plus avantageux que son commerce et sa fréquentation assidue partout et en toute circonstance : car son souvenir même, à défaut de sa présence, était d'une grande utilité à ses disciples habituels et à ceux qui l'acceptent encore pour leur maître ; et il n'était pas jusqu'à son badinage qui ne fût utile, autant que les leçons sérieuses, à ceux qui demeuraient auprès de lui. (IV, 1, 1, trad. E. Talbot.)

Le terme ici répété revient encore dans la conclusion de l’ouvrage (IV, 8, 11) : τῶν δὲ Σωκράτην γιγνωσκόντων, οἷος ἦν, οἱ ἀρετῆς ἐφιέμενοι πάντες ἔτι καὶ νῦν διατελοῦσι πάντων μάλιστα ποθοῦντες ἐκεῖνον, ὡς ὠφελιμώτατον ὄντα πρὸς ἀρετῆς ἐπιμέλειαν : « Parmi ceux qui l'ont bien connu tel qu'il était, tous ceux qui aiment la vertu ne cessent pas de le regretter, comme le plus utile auxiliaire à la pratique du bien. » Ou encore : δίκαιος δὲ ὥστε βλάπτειν μὲν μηδὲ μικρὸν μηδένα, ὠφελεῖν δὲ τὰ μέγιστα τοὺς χρωμένους αὐτῷ : « si juste, qu'il ne causa jamais le moindre tort à personne et qu'il rendit les plus grands services à ceux qui le fréquentaient ».

C’est la marque propre du Socrate de Xénophon, comparé à celui de Platon : celui-ci (dans les premiers dialogues) s’arrête à l’aporie, obligeant ses interlocuteurs à faire ensuite en eux-mêmes le chemin vers une autre vérité. Le Socrate de Xénophon vise un savoir pratique, efficace, dans tous les domaines de la vie : il accompagne ses interlocuteurs sur leur lancée propre, leur enseignant ce qu’il sait, mais surtout les invitant à chercher ailleurs, fût-ce auprès d’autrui, un savoir qu’il leur appartient de construire.

Ὅτι δὲ καὶ αὐτάρκεις ἐν ταῖς προσηκούσαις πράξεσιν αὐτοὺς εἶναι ἐπεμελεῖτο, νῦν τοῦτο λέξω. πάντων μὲν γὰρ ὧν ἐγὼ οἶδα μάλιστα ἔμελεν αὐτῷ εἰδέναι ὅτου τις ἐπιστήμων εἴη τῶν συνόντων αὐτῷ· ὧν δὲ προσήκει ἀνδρὶ καλῷ κἀγαθῷ εἰδέναι, ὅ τι μὲν αὐτὸς εἰδείη, πάντων προθυμότατα ἐδίδασκεν· ὅτου δὲ αὐτὸς ἀπειρότερος εἴη, πρὸς τοὺς ἐπισταμένους ἦγεν αὐτούς.

Mais comment, en outre, il s'appliquait à les rendre capables de se suffire à eux-mêmes dans leurs fonctions respectives, c'est ce que je vais dire à présent. De tous les hommes que j'ai connus, il n'en est point qui eût à cœur autant que lui de connaître les talents de ceux qui le fréquentaient; tout ce qu'il savait convenir à un homme parfait et qu'il connaissait lui-même, il s'empressait de le leur enseigner, et, pour leur faire apprendre ce qu'il savait moins bien lui-même, il les menait auprès des maîtres instruits. (IV, 7, 1.)

D’où le caractère apparemment trivial de recommandations qui peuvent s’adresser à tout un chacun, la courtisane en quête de protecteurs, l’armurier qui fabrique des cuirasses, le journalier en recherche d’emploi. Derrière ce Socrate enraciné dans le concret, on peut deviner par contraste celui d’Aristophane, rêveur fumeux embrumé de nuées, image dont Xénophon entend à tout prix détacher son maître.



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