Dans le livre que l’historien Pierre Briant a consacré aux différentes images d’Alexandre le Grand qui ont été élaborées au cours des siècles, on trouve, dans le chapitre intitulé « Le héros colonial », section « La « mission civilisatrice » d’Alexandre ». quelques pages sur Plutarque (1). Qu’est-ce qui vaut à l’auteur grec ce traitement en apparence anachronique, qui plaque sur le conquérant macédonien les critères de l’idéologie colonialiste de l’Europe moderne ? L’historien ne vise pas ici la Vie d’Alexandre, parallèle à celle de César, mais un opuscule beaucoup moins connu, Sur la fortune d’Alexandre, qui figure dans les Œuvres morales de Plutarque. Selon P. Briant, cet ouvrage, ou plutôt ce double ouvrage, qui comprend aussi un discours Sur la vertu d’Alexandre, n’est certes pas le chef-d’œuvre de son auteur. « Il semble s’agir de deux exercices d’école de rhétorique, sorte de dissertations que l’élève écrit et déclame sur un thème imposé » (2).
Mais ce qui a fait le succès du livre, semble-t-il, c’est que Plutarque y propose une image d’Alexandre revisitée dans le contexte de la « paix romaine ». Selon lui, le roi macédonien n’aurait pas été guidé par des objectifs militaires ni par l’appât du butin, mais par le désir de « semer et répandre dans chaque peuple la justice et la paix grecques », ou encore « d’assurer entre tous les hommes la concorde, la paix et la communauté des intérêts » (3). Le terme utilisé par Plutarque est le verbe ἐξημερόω-ῶ, que l’on peut traduire par « civiliser ». Ainsi Alexandre a-t-il « débarbarisé » les populations asiatiques.
Peu importe, ajoute P. Briant, la crédibilité d’un tel discours, qui justifie la conquête par le bénéfice que sont censés en avoir retiré les vaincus. L’important, c’est que Plutarque fait d’Alexandre « un héros colonisateur dont la seule pensée, au-delà de l’accident de la conquête, est d’apporter les ressources de la civilisation aux populations conquises, et de créer ainsi les conditions de la paix générale et de la concorde universelle. » Cette vision a eu en effet une influence énorme quand on a voulu à l’époque moderne justifier les conquêtes coloniales. Dès la Renaissance, P. Briant repère cette tendancee dans Le Livre du courtisan de Castiglione, le Tiers Livre de Rabelais, ou plus encore chez Montaigne, qui oppose la domination respectueuse exercée par Alexandre à la manière brutale des Espagnols (4). La thèse de Plutarque est reprise plus tard par Montesquieu dans L’Esprit des lois ((5).
Dans un autre ouvrage, Pierre Briant a étudié plus spécifiquement l’influence de Plutarque dans le contexte colonial britannique (6). Les penseurs anglais ont pu voir chez lui soit « le témoignage d’une politique « libérale » d’Alexandre vis-à-vis des peuples vaincus, dont il respecte les usages et les cultes », et dont il appelle les élites au gouvernement du nouvel empire », soit « un éloge de la diffusion des normes grecques et de leur acceptation par les peuples soumis » (7).
Ce qui est intéressant dans ces analyses, ce n’est pas tant de voir Plutarque utilisé comme une autorité indiscutable par des auteurs du XVIe siècle qui baignaient dans la culture humaniste et, pour les plus récents, dans la traduction d’Amyot, mais de constater qu’il est encore mobilisé bien plus tardivement dans des débats qui n’en font plus une référence absolue mais qui l’instrumentalisent au service d’intérêts idéologiques et politiques.