Micrologies

Élégie et tragédie


C’est un thème récurrent dans le recueil des Amours d’Ovide, chef-d’œuvre de la poésie érotique romaine : le poète y retrace ses vains efforts pour s’illustrer dans les genres nobles, la tragédie ou l’épopée ; à chaque fois, pour son malheur (prétend-il), il est rejeté vers le genre mineur de l’élégie, auquel les divinités de l’amour, Vénus ou Cupidon, le contraignent de se consacrer. Ainsi, dans l’élégie II, 18, envie-t-il son ami Macer qui, lui, parvinet à chanter en vers épiques la guerre de Troie :

Carmen ad iratum dum tu perducis Achillen
primaque iuratis induis arma uiris,
nos, Macer, ignaua Veneris cessamus in umbra,
et tener ausuros grandia frangit Amor.
(II, 18, 1-4)

Toi, tu conduis ton chant jusqu’à Achille et sa colère, tu revêts de leurs premières armes les héros conjurés ; moi, Macer, je traîne dans la molle pénombre de Vénus, et le tendre Amour brise mon élan vers de grandes choses.

De l’épopée, inaccessible, le poète se rabat alors sur la tragédie mais à nouveau l’Amour et sa maîtresse le détournent de ce genre noble. Que lui reste-t-il ? Les conseils érotiques qu’il prodigue dans l’Art d’aimer, les peines d’amour des héros qu’il chante dans les Héroïdes.

Malgré ces déplorations convenues, entre fiction poétique et jeu littéraire, Ovide revendique aussi la valeur de son art mineur. Au début du livre III de ses Amours, il donne un exemple de ce que le genre déprécié qu’il pratique, celui de l’élégie érotique, peut produire de meilleur :

Stat uetus et multos incaedua silua per annos;
credibile est illi numen inesse loco.
fons sacer in medio speluncaque pumice pendens,
et latere ex omni dulce queruntur aues
(III, 1, 1-4).

Il est une vieille forêt, restée intacte au fil des ans ; on peut bien croire qu’en ce lieu réside une divinité ; au milieu, une source sacrée, une grotte où pend la pierre creuse ; de tous côtés, la douce plainte des oiseaux.

Cette évocation digne du Virgile des Bucoliques sert de cadre à une scène allégorique où s’opposent la Tragédie et l’Élégie personnifiées. La suite du texte voit s’affronter les deux personnages, qui s’adressent au poète. Aux vives remontrances de la Tragédie, qui lui reproche sa facilité et sa paresse, succède l’Élégie, qui lui rappelle que grâce à elle, il a pu remporter maint succès amoureux. Mais le débat est biaisé, car toutes deux s’expriment, nécessairement, dans le mètre de l’élégie, le distique au rythme irrégulier ; la Tragédie elle-même doit se plier à cette contrainte et renoncer aux vers nobles, ce qui rend ses admonestations particulièrement lourdes :

Quid grauibus uerbis, animosa Tragoedia, dixit,
me premis ? an numquam non grauis esse potes ?
inparibus tamen es numeris dignata moueri;
in me pugnasti uersibus usa meis
(v. 35-39).

Pourquoi, dit [l’Élégie], m’écrases-tu de tes mots pesants, impétueuse Tragédie ? Ne peux-tu jamais cesser d’être pesante ? Pourtant tu as daigné te mouvoir sur un rythme inégal. Tu m’as combattue en usant de mes vers…

Comment conclure un tel débat ? Par un plan de carrière : la Tragédie doit faire preuve d’un peu de patience : Tu labor aeternus ; quod petit illa, breve est : v. 68 : ton travail est infini ; ce qu’elle demande, elle, est l’affaire de peu de temps. » A l’élégie, forme brève, suffira le temps bref des amours. Teneri properentur Amores, / dum uacat, a tergo grandius urguet opus (v. 69-70). Que les tendres Amours se dépêchent, tant qu’il est temps ; derrière une œuvre plus grande m’attend. » Pour autant que l’on sache, la Tragédie en sera pour ses frais : ce à quoi le poète s’attellera, c’est au grand poème mythologique des Métamorphoses et au poème religieux des Fastes. Il y abandonnera le distique élégiaque pour le mètre héroïque, l’hexamètre.



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