Micrologies

Socrate et l’astronomie


L’image que Xénophon donne de Socrate, dans les Mémorables, est très différente de celle qui ressort des dialogues de Platon. Le thème général du livre IV de cet ouvrage, par exemple, est celui, fort peu platonicien, de l’utilité : Socrate, selon Xénpohon, cherchait toujours à être utile (ὠφέλιμος) et à donner un tour concret, pratique à son enseignement (IV, 1, 1). Les connaissances scientifiques et techniques, pour Socrate, étaient nécessaires, mais ne devaient pas être poussées au-delà de ce qu’exigent les nécessités pratiques de l’existence. Il faut savoir de la géométrie, mais seulement pour apprendre les techniques de l’arpentage (IV, 7, 2-3) ; de l’arithmétique afin de maîtriser utilement le calcul (IV, 7, 8) ; juste assez de médecine pour avoir une bonne hygiène de vie (IV, 7, 9).

C’est dans ce contexte que s’inscrit le passage plus développé que Xénophon consacre à l’astronomie (IV, 7, 4-7). Socrate, dit-il, conseillait de se limiter à l’étude pratique de cette science, que d'ailleurs il vaut mieux acquérir non pas auprès des sages, mais des hommes d’expérience :

Ἐκέλευε δὲ καὶ ἀστρολογίας ἐμπείρους γίγνεσθαι, καὶ ταύτης μέντοι μέχρι τοῦ νυκτός τε ὥραν καὶ μηνὸς καὶ ἐνιαυτοῦ δύνασθαι γιγνώσκειν ἕνεκα πορείας τε καὶ πλοῦ καὶ φυλακῆς, καὶ ὅσα ἄλλα ἢ νυκτὸς ἢ μηνὸς ἢ ἐνιαυτοῦ πράττεται, πρὸς ταῦτ' ἔχειν τεκμηρίοις χρῆσθαι, τὰς ὥρας τῶν εἰρημένων διαγιγνώσκοντας· καὶ ταῦτα δὲ ῥᾴδια εἶναι μαθεῖν παρά τε νυκτοθηρῶν καὶ κυβερνητῶν καὶ ἄλλων πολλῶν οἷς ἐπιμελὲς ταῦτα εἰδέναι.  

Il recommandait d'apprendre assez d'astrologie, pour reconnaître les divisions de la nuit, du mois et de l'année, en cas de voyage, de navigation ou de garde, et afin d'avoir des points de repère pour tout ce qui se fait la nuit, dans le mois ou dans l'année, grâce à la connaissance du temps affecté à ces divisions ; il ajoutait qu'il était facile d'apprendre ces points auprès des chasseurs de nuit, des pilotes, de tous les gens enfin qui ont intérêt à le savoir. (Trad. E. Talbot.)

À cette connaissance pratique, que le texte grec nomme astrologia, Xénophon oppose l’étude des astres et des étoiles, vaine et inutile, qu’il baptise astronomia (la valeur moderne des deux termes se trouve ici plus ou moins inversée) :

Τὸ δὲ μέχρι τούτου ἀστρονομίαν μανθάνειν, μέχρι τοῦ καὶ τὰ μὴ ἐν τῇ αὐτῇ περιφορᾷ ὄντα, καὶ τοὺς πλάνητάς τε καὶ ἀσταθμήτους ἀστέρας γνῶναι, καὶ τὰς ἀποστάσεις αὐτῶν ἀπὸ τῆς γῆς καὶ τὰς περιόδους καὶ τὰς αἰτίας αὐτῶν ζητοῦντας κατατρίβεσθαι, ἰσχυρῶς ἀπέτρεπεν. Ὠφέλειαν μὲν γὰρ οὐδεμίαν οὐδ' ἐν τούτοις ἔφη ὁρᾶν· καίτοι οὐδὲ τούτων γε ἀνήκοος ἦν· ἔφη δὲ καὶ ταῦτα ἱκανὰ εἶναι κατατρίβειν ἀνθρώπου βίον καὶ πολλῶν καὶ ὠφελίμων ἀποκωλύειν. Ὅλως δὲ τῶν οὐρανίων, ᾗ ἕκαστα ὁ θεὸς μηχανᾶται, φροντιστὴν γίγνεσθαι ἀπέτρεπεν· οὔτε γὰρ εὑρετὰ ἀνθρώποις αὐτὰ ἐνόμιζεν εἶναι οὔτε χαρίζεσθαι θεοῖς ἂν ἡγεῖτο τὸν ζητοῦντα ἃ ἐκεῖνοι σαφηνίσαι οὐκ ἐβουλήθησαν.

Quant à l'astronomie et aux recherches qui concernent les globes placés en dehors de la rotation de notre ciel, à savoir les astres errants et sans règle, leur distance de la terre, leurs révolutions et les causes de leur formation, il en dissuadait fortement, disant qu'il n'y voyait aucune utilité (ὠφέλειαν). Cependant il n'était point étranger à ces connaissances ; mais il répétait qu'elles étaient faites pour consumer la vie de l'homme et le détourner d'une foule d'études utiles (ὠφελίμων). En général, il empêchait de se préoccuper outre mesure des corps célestes et des lois suivant lesquelles la divinité les dirige. II pensait que ces secrets sont impénétrables aux hommes, et qu'on déplairait aux dieux en voulant sonder les mystères qu'il n'ont pas voulu nous révéler.

Le sous-texte de ce passage, c’est bien sûr Les Nuées d’Aristophane, dont Xénophon prend l’exact contre-pied, dans un souci apologétique manifeste. Ce que Socrate rejette ici, c’est précisément ce sur quoi porte la satire que fait de lui le poète comique : un penseur dans les nuages, suspendu au-dessus de la scène dans une corbeille, oublieux des réalités terrestres au profit de nébuleuses billevesées. Pour mieux dissocier Socrate de telles recherches inutiles, Xénophon les attribue au penseur Anaxagore :

Κινδυνεῦσαι δ' ἂν ἔφη καὶ παραφρονῆσαι τὸν ταῦτα μεριμνῶντα οὐδὲν ἧττον ἢ Ἀναξαγόρας παρεφρόνησεν ὁ μέγιστον φρονήσας ἐπὶ τῷ τὰς τῶν θεῶν μηχανὰς ἐξηγεῖσθαι.

Il disait qu'on courait le risque de perdre la raison en s'enfonçant dans ces spéculations, comme l'avait perdue Anaxagore avec ses grands raisonnements pour expliquer les mécanismes des dieux.

Xénophon, de son propre chef, entreprend pour conclure de démontrer l’absurdité des propositions d’Anaxagore : un disciple authentique de Socrate, affirme-t-il, ne peut admettre les théories fantaisistes que lui prête Aristophane. La mise en avant de la valeur d’utilité procède donc de la même intention apologétique.



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