Micrologies

Progrès


Dans la cinquième partie des Misérables, au moment de raconter « l’agonie de la barricade » où est déjà mort Gavroche et où Marius sera blessé, Hugo interrompt son récit. Pourquoi, se demande-t-il, le peuple de Paris n’a-t-il pas répondu à l’appel des insurgés de juin 1832, de ces militants républicains, étudiants et ouvriers, qui se sont dressés contre le pouvoir à l’occasion des funérailles du général Lamarque ? Dans la fiction qu’il construit, Hugo constate et enregistre cet échec : tout autour de la barricade qu’il imagine de la rue de la Chanvrerie, les maisons sont hermétiquement closes : « Portes fermées, fenêtres fermées, volets fermés. » Nul ne vient à l’aide des insurgés. Or, explique Hugo, c’est le soutien ou la passivité de la population qui font le succès ou l’échec d’un soulèvement. Cette passivité des Parisiens est l’occasion d’une méditation sur le progrès et l’utopie, sur ce qu’on pourrait appeler la question des avant-gardes (1).

Le progrès, dit Hugo, c’est « le mode de l’homme » ou « la vie permanente des peuples ». Cependant, il suit son propre rythme : « On ne fait pas marcher un peuple par surprise plus vite qu’il ne veut. Malheur à qui tente de lui forcer la main ! Un peuple ne se laisse pas faire. Alors il abandonne l’insurrection à elle-même. Les insurgés deviennent des pestiférés. » Autre obstacle, et la réflexion garde ici son actualité, « il arrive quelquefois que la vie momentanée des individus fait résistance à la vie éternelle du genre humain ». L’individu a son intérêt propre, et le droit de le défendre. « La génération qui a actuellement son droit de passage sur la terre n’est pas forcée de l’abréger pour les générations, ses égales après tout, qui auront leur tour plus tard. » Ainsi s’explique le titre du chapitre, « Les morts ont raison et les vivants n’ont pas tort ». Les morts, ce sont bien sûr ceux qui sacrifient leur vie sur les barricades au nom d’une utopie. Or l’utopie par elle-même est ambiguë :

L’utopie d’ailleurs, convenons-en, sort de sa sphère radieuse en faisant la guerre. Elle, la vérité de demain, elle emprunte son procédé, la bataille, au mensonge d’hier. Elle, l’avenir, elle agit comme le passé. Elle, l’idée pure, elle devient voie de fait. Elle complique son héroïsme d’une violence dont il est juste qu’elle réponde ; violence d’occasion et d’expédient, contraire aux principes, et dont elle est fatalement punie.

Cependant, cette réserve n’empêche pas Hugo d’admirer les utopistes :

Cette réserve faite, et faite en toute sévérité, il nous est impossible de ne pas admirer, qu’ils réussissent ou non, les glorieux combattants de l’avenir, les confesseurs de l’utopie. Même quand ils avortent, ils sont vénérables, et c’est peut-être dans l’insuccès qu’ils ont plus de majesté.

Ces ombres et ces lumières, ces ambivalences sont la matière même de l’histoire, mais aussi celle du roman. Le chapitre se conclut ainsi :

Le livre que le lecteur a sous les yeux en ce moment, c’est, d’un bout à l’autre, dans son ensemble et dans ses détails, quelles que soient les intermittences, les exceptions ou les défaillances, la marche du mal au bien, de l’injuste au juste, du faux au vrai, de la nuit au jour, de l’appétit à la conscience, de la pourriture à la vie, de la bestialité au devoir, de l’enfer au ciel, du néant à Dieu. Point de départ : la matière ; point d’arrivée : l’âme. L’hydre au commencement ; l’ange à la fin.

Au-delà des grandes orgues des antithèses et de la profession de foi spiritualiste, on trouve ici comme une matrice du roman : son mouvement épouse celui de l’histoire, accompagne, met en lumière, entend guider l’évolution générale du XIXe siècle. Les résistances au progrès ou les erreurs des utopistes trop pressés sont incluses aussi dans la matière romanesque. Le progrès, comme le roman, comme son héros Jean Valjean (qui ne participe pas directement à l’insurrection) relève d'une direction incarnée dans le temps, une ligne générale, mais qui connaît des éclipses. Un tel passage digressif rappelle et fixe la progression d’ensemble du livre, ce mouvement vers l’avenir qui peut et doit paraître par moments interrompu ou occulté. Cette écriture du progrès, qui inclut la négation de celui-ci, constitue un contrepoint au fameux préambule de l’oeuvre :

Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine ; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que, dans de certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible ; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles.

1. V. Hugo, Les Misérables, V, I, 20, « Les morts ont raison et les vivants n’ont pas tort ».



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.