Micrologies

Affiche


Dans Au Bonheur des Dames, Zola propose une intéressante description au deuxième degré : non celle du magasin lui-même, mais, comme en abyme, celle d’une affiche publicitaire qui le représente (1). Symboliquement, Zola nous montre cette affiche placardée sur la devanture vide de l’ancienne boutique du Vieil Elbeuf, ruinée par son gigantesque et conquérant voisin.

Au milieu de cette devanture morte, salie des crachats de la rue, bariolée des guenilles du vacarme parisien, s’étalait, comme un drapeau planté sur un empire conquis, une immense affiche jaune, toute fraîche, annonçant en lettres de deux pieds la grande mise en vente du Bonheur des Dames. On eût dit que le colosse, après ses agrandissements successifs, pris de honte et de répugnance pour le quartier noir, où il était né modestement, et qu’il avait plus tard égorgé, venait de lui tourner le dos, laissant la boue des rues étroites sur ses derrières, présentant sa face de parvenu à la voie tapageuse et ensoleillée du nouveau Paris. Maintenant, tel que le montrait la gravure des réclames, il s’était engraissé, pareil à l’ogre des contes, dont les épaules menacent de faire craquer les nuages. D’abord, au premier plan de cette gravure, la rue du Dix-Décembre, les rues de la Michodière et Monsigny, emplies de petites figures noires, s’élargissaient démesurément, comme pour donner passage à la clientèle du monde entier. Puis, c’étaient les bâtiments eux-mêmes, d’une immensité exagérée, vus à vol d’oiseau avec leurs corps de toitures qui dessinaient les galeries couvertes, leurs cours vitrées où l’on devinait les halls, tout l’infini de ce lac de verre et de zinc luisant au soleil. Au delà, Paris s’étendait, mais un Paris rapetissé, mangé par le monstre : les maisons, d’une humilité de chaumières dans le voisinage, s’éparpillaient ensuite en une poussière de cheminées indistinctes ; les monuments semblaient fondre, à gauche deux traits pour Notre-Dame, à droite un accent circonflexe pour les Invalides, au fond le Panthéon, honteux et perdu, moins gros qu’une lentille. L’horizon tombait en poudre, n’était plus qu’un cadre dédaigné, jusqu’aux hauteurs de Châtillon, jusqu’à la vaste campagne, dont les lointains noyés indiquaient l’esclavage.

Au-delà de la personnification du magasin en géant monstrueux, procédé rhétorique cher à Zola, ce qui frappe, c’est bien sûr la déformation imposée à la ville par la stratégie de la réclame. L’affiche elle-même est immense, pareille à un drapeau, avec des lettres de deux pieds ; perspectives et proportions sont démesurément distordues pour accroître le gigantisme revendiqué de l’ensemble, rues, façades, baignées comme par le soleil de la couleur jaune de l’affiche. La ville de Paris au contraire est écrasée ; la clientèle est réduite à l’aspect de fourmis, les monuments à une taille ridicule. Propagande commerciale, certes, mais aussi projection de la volonté de puissance de Mouret, le propriétaire du magasin. En ce sens, l’affiche est non seulement un résumé du roman, mais aussi un portrait de son personnage principal.

Le talent de Zola est d’inclure dans la fiction l’équivalent d’images réelles, celles des affiches publicitaires de son temps, en en surdéterminant la signification dans une perspective proprement littéraire : le passage de l’image au texte romanesque, de l’affiche à l’ekphrasis participe de l’effort du romancier naturaliste pour superposer à la description minutieuse du réel un discours interprétatif qui lui confère à la fois rationalité et puissance évocatrice.

via Wikimedia Commons
Au Bon Marché (vue générale - gravure) via Wikimedia Commons.

1. Émile Zola, Au Bonheur des Dames, (Les Rougon-Macquart, Bibl. de la Pléiade, t. 3, p. 763).



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