Micrologies

Zola et Jules Verne


Au bonheur des dames est sans doute le plus directement sociologique des romans de Zola : c’est une monographie sur le commerce parisien. Il en résulte que, malgré son intrigue sentimentale, c’est sans doute aussi le moins « romanesque » de la série des Rougon-Macquart. Le caractère systématique de cette exploration du monde du commerce rappelle irrésistiblement un autre auteur, contemporain de Zola : Jules Verne. Chez l’un comme chez l’autre, en effet, la narration est soumise aux impératifs documentaires : périples, taxinomies de la flore ou de la faune, chez l’un, exhaustivité sociologique et matérielle chez l’autre.

Ainsi, Au bonheur des dames est un « voyage extraordinaire » dans le commerce nouveau, dans tous les recoins d’un grand magasin, à toutes les étapess de son existence : inauguration, nouvelles collections, inventaires, vide de l’été, avec les licenciements qui s’ensuivent, etc. Les péripéties de l’histoire sont toutes motivées par cet impératif : par exemple, tel personnage, inquiet, en recherche un autre à travers les rayons : c’est qu’il faut, à cet endroit du livre, décrire la nouvelle disposition des étalages. À tel autre moment, dans les cuisines du restaurant du personnel, un employé s’entaille le doigt. Instantanément, la distribution des repas s’arrête. Pause bienvenue dans le récit, qui permet au narrateur de décrire dans le détail l’installation toute neuve des cuisines à travers le regard d’un vendeur, le premier à attendre son tour dans la queue immobilisée.

L’histoire même de Denise, l’héroïne, petite vendeuse qui finit par épouser le patron, sa sagesse extraordinaire, sa résistance aux tentatives de séduction des autres vendeurs, puis d’Octave Mouret n’ont pas d’autre explication : l’aberration sociologique de son parcours, mal motivé par la psychologie sommaire du personnage (son obstination), permet au narrateur de maintenir jusqu’au bout le regard d’un témoin privilégié, de la mener d’abord dans l’univers du petit commerce qui périclite, puis de lui faire parcourir d’un bout à l’autre toute la hiérarchie du personnel d’un grand magasin. La fiction romanesque s’évanouit presque ici devant l’enquête sociologique ; même le facteur héréditaire qui gouverne aussi l’ensemble de la série romanesque passe ici à l’arrière-plan.

l peut sembler incongru de rapprocher Denise Baudu du professeur Aronnax de Vingt Mille lieues sous les mers, mais leur fonction dans le récit est analogue : à travers leur regard se déploie un monde inconnu dans ses moindres recoins. On reconnaîtra à Jules Verne le mérite facile de tenir davantage son lecteur en haleine...



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