Micrologies

L'argot


On reproche souvent aux romans de Victor Hugo, en premier lieu aux Misérables, leurs digressions, jugées superfétatoires et d’une longueur disproportionnée. Pourtant ces pages comptent bien souvent parmi les plus admirables du roman, auquel, même ajoutées tardivement, elles sont le plus souvent structurellement intégrées.

Il en va ainsi des chapitres sur l’argot, qui forment à eux seuls le livre septième de la quatrième partie des Misérables, soit une bonne vingtaine de pages en édition de poche. C’est l’amour de Hugo pour la langue, sous toutes ses formes, qui se manifeste dans l’attention qu’il porte à l’argot, ou plutôt aux argots, dont il parle en historien avisé du français. Il distingue par exemple (IV, VI, 3) les deux synonymes « icigo » et « icicaille » : le premier terme, explique-t-il, appartient à l’argot des barrières, et le second à l’argot du Temple : celui-ci n’est autre que « l’antique argot du grand siècle », tandis que le premier terme est employé par les modernes rôdeurs de barrière. Ce sont une histoire et une géographie linguistique qui s’esquissent ainsi, à l’intérieur même de Paris, avec ces locuteurs différents que Thénardier est capable d’identifier même dans le noir grâce à leurs parlers spécifiques.

Pour Hugo, cette langue est laide. Pour la décrire, il utilise la métaphore de l’égout (« boue », « fange », « vase », « ténèbres », « cloaque »… (1) Or les bas-fonds sont un élément essentiel de la géographie symbolique du roman : c’est dans les égouts de Paris, on le sait, que Jean Valjean croisera Thénardier dans la cinquième partie. Certes, précise-t-il, il existe bien français bien d’autres langages spécialisés tout aussi étranges, mais il leur manque justement la laideur : on ne peut alors parler d’argot. Cependant, cette hideur ne doit pas amener à détourner le regard :

Maintenant, depuis quand l’horreur exclut-elle l’étude ? depuis quand la maladie chasse-t-elle le médecin ? Se figure-t-on un naturaliste qui refuserait d’étudier la vipère, la chauve-souris, le scorpion, la scolopendre, la tarentule, et qui les rejetterait dans leurs ténèbres en disant : Oh ! que c’est laid ! Le penseur qui se détournerait de l’argot ressemblerait à un chirurgien qui se détournerait d’un ulcère ou d’une verrue. Ce serait un philologue hésitant à examiner un fait de la langue, un philosophe hésitant à scruter un fait de l’humanité. Car, il faut bien le dire à ceux qui l’ignorent, l’argot est tout ensemble un phénomène littéraire et un résultat social. Qu’est-ce que l’argot proprement dit ? L’argot est la langue de la misère. (2)

Dans l’argot se retrouve ainsi la polysémie de ce terme de « misérable » qui s’applique aussi bien à Jean Valjean qu’à Thénardier, à Villon qu’à Mandrin :

L’argot, qu’on y consente ou non, a sa syntaxe et sa poésie. C’est une langue. Si, à la difformité de certains vocables, on reconnaît qu’elle a été mâchée par Mandrin, à la splendeur de certaines métonymies, on sent que Villon l’a parlée. Ce vers si exquis et si célèbre : Mais où sont les neiges d’antan ? est un vers d’argot. Antan — ante annum — est un mot de l’argot de Thunes qui signifiait l’an passé et par extension autrefois. On pouvait encore lire il y a trente-cinq ans, à l’époque du départ de la grande chaîne de 1827, dans un des cachots de Bicêtre, cette maxime gravée au clou sur le mur par un roi de Thunes condamné aux galères : Les dabs d’antan trimaient siempre pour la pierre du Coësre. Ce qui veut dire : Les rois d’autrefois allaient toujours se faire sacrer. Dans la pensée de ce roi-là, le sacre, c’était le bagne. (3)

On trouve, dans ces pages très riches, une autre remarque liée à l’économie du roman ; elle concerne l’évolution de cette langue ((1) : au XVIIIe siècle, selon Hugo, la tonalité de l’argot change pour se faire plus légère : c’est « l’argot qui rit », qui reflète « une audace insouciante de l’esprit », liée à l’esprit du temps : audace nouvelle des « tribus de l’ombre », indice « de quelque éclosion prodigieuse et soudaine ». Ce ne sont pas Voltaire, Rousseau ou Diderot qui sont responsables de cette assurance nouvelle des classes dangereuses, de cette « végétation vénéneuse », tout au plus Restif de la Bretonne. Cette menace, au contraire, c’est la Révolution française qui est venue la conjurer :

C’est à ce péril, imminent peut-être en Europe vers la fin du dix-huitième siècle, que vint couper court la révolution française, cet immense acte de probité. La révolution française, qui n’est pas autre chose que l’idéal armé du glaive, se dressa, et, du même mouvement brusque, ferma la porte du mal et ouvrit la porte du bien. Elle dégagea la question, promulgua la vérité, chassa le miasme, assainit le siècle, couronna le peuple. On peut dire d’elle qu’elle a créé l’homme une deuxième fois, en lui donnant une seconde âme, le droit.

Ainsi s’esquisse à grands traits, à travers l’histoire de la langue, une histoire du progrès. C’est toute la dramaturgie du roman qui est ainsi justifiée, en opposant certes nettement les forces dangereuses et celles du progrès mais en montrant aussi que cette évolution est sans cesse menacée, toute en ombre et lumière contrastées, comme dans ce passage magnifique :

L’argot, c’est le verbe devenu forçat. Que le principe pensant de l’homme puisse être refoulé si bas, qu’il puisse être traîné et garrotté là par les obscures tyrannies de la fatalité, qu’il puisse être lié à on ne sait quelles attaches dans ce précipice, cela consterne. Ô pauvre pensée des misérables ! Hélas ! personne ne viendra-t-il au secours de l’âme humaine dans cette ombre ? Sa destinée est-elle d’y attendre à jamais l’esprit, le libérateur, l’immense chevaucheur des pégases et des hippogriffes, le combattant couleur d’aurore qui descend de l’azur entre deux ailes, le radieux chevalier de l’avenir ? Appellera-t-elle toujours en vain à son secours la lance de lumière de l’idéal ? Est-elle condamnée à entendre venir épouvantablement dans l’épaisseur du gouffre le Mal, et à entrevoir, de plus en plus près d’elle, sous l’eau hideuse, cette tête draconienne, cette gueule mâchant l’écume, et cette ondulation serpentante de griffes, de gonflements et d’anneaux ? Faut-il qu’elle reste là, sans une lueur, sans espoir, livrée à cette approche formidable, vaguement flairée du monstre, frissonnante, échevelée, se tordant les bras, à jamais enchaînée au rocher de la nuit, sombre Andromède blanche et nue dans les ténèbres ! (5)

1. IV, VII, 1.
2. Ibid.
3. IV, VII, 2. Le « Coësre », c’est le chef des gueux et des mendiants.
4. IV, VII, 3.
5. IV, VII, 2.



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