Qu’est-ce qu’un recueil de poésie ? Sur quels critères réunir et ordonner des pièces dont l’écriture est discontinue ? Des éléments d’unité peuvent être donné par un titre, une thématique, un classement, une chronologie, mais comment aussi préserver la nécessaire variété qui soutient l’intérêt et met en valeur la spécificité, l’unicité de chaque pièce ? La question s’est manifestement posée à Martial (v. 40 – v. 104) au moment de publier, l’un après l’autre, ses livres d’épigrammes. La division en livres (soit l’étendue de texte correspondant à un rouleau) coïncide généralement avec la chronologie de l’écriture, le poète regroupant, année après année, ses nouvelles productions, qu’il adresse souvent à des dédicataires multiples.
Mais qu’en est-il de l’unité interne de chaque livre ? Quelle élaboration le poète confère-t-il à ces ensembles de pièces, parfois très courtes (deux vers) ? Le livre III, par exemple, en comporte une centaine. Un premier élément d’unité, est conféré par les circonstances de l’écriture. Ce livre vient après un autre au moins, déjà publié (1, 2-6). Il est envoyé à Rome depuis la Gaule cisalpine, où séjourne alors le poète (1, 4).
Peut-on repérer un classement ? Le livre commence par quelques pièces liminaires (1-2, 4-5), vraisemblablement écrites en dernier, et qui forment une sorte d’ouverture. La première est adressée à un lecteur, ou plutôt au lecteur générique de l’oeuvre. La deuxième vise un destinataire précis, ou plutôt un dédicataire, Faustinus, riche ami de l’auteur, qui protégera le livre au lieu d’y emballer du poisson… Le nom de Faustinus réapparaît à plusieurs reprises dans le livre III, sous la forme de simples apostrophes au vocatif (25, 39, 47) ; mais un poème plus long (58) est consacré à une description lyrique et élogieuse de la villa de Faustinus à Baïes. Un autre dédicataire, Julius, reçoit le livre dans la pièce 5. D’autre part, dans ces poèmes d’ouverture, et conformément à un topos de la poésie antique que l’on retrouve chez Ovide, l’auteur s’adresse à son livre (2, 4, 5) au moment de se séparer de lui. Mais on peut remarquer que le poète insère au milieu de cet ensemble l’épigramme 3, qui raille une baigneuse indécente : variété nécessaire introduite dans un groupe trop cohérent. On trouve enfin un écho à ces dédicaces initiales dans le dernier poème du livre (100), dans lequel le poète fait apporter son livre à un autre ami, Rufus.
Qu’en est-il des thématiques du livre 3 ? Rien ne semble rompre la variété dans la succession des épigrammes ni la surprise réservée à chaque fois au lecteur, jusqu’à ce que l’on parvienne à la pièce 68, aux deux tiers du recueil. Ici Martial s’adresse à une lectrice générique, une matrone (c’est-à-dire une femme mariée), pour un avertissement solennel :
Interdit perfide et paradoxal, puisqu’il va avoir pour effet d’amener la lectrice à poursuivre sa lecture, précisément par attrait de l’interdit. Que Martial pense n’avoir pas perdu sa lectrice en route, mais avoir au contraire stimulé son intérêt, c’est ce que montre la pièce 86 (v. 1-2), où il s’adresse de nouveau à elle :
Qu’en est-il du contenu de cette fin de livre ? L’annonce programmatique de l’épigramme 68 n’est pas trompeuse et les textes licencieux s’y multiplient... Ce qui ressort, c’est que le regroupement thématique des textes obscènes, qui dans les autres livres sont davantage dispersés, répond ici à une intention ludique, celle du jeu avec la lectrice. Cette entorse ne fait que confirmer le principe général de la variété.