Dans les Grenouilles, Aristophane invente une fiction ingénieuse : Dionysos, le dieu du théâtre, descend aux Enfers pour en ramener un dramaturge : la mort des trois grands tragiques a laissé désespérément vide la scène athénienne. Il hésite entre Eschyle et Euripide, et les fait comparaître, pour arbitrer entre eux. La confrontation est plaisante, car tous deux ont leurs ridicules ; les dés sont pipés et le verdict attendu, car Euripide est depuis longtemps l’une des têtes de Turc favorites d’Aristophane. Il n’empêche que le jugement littéraire ne manque pas de finesse et que les appréciations portées sur chacun sont relativement équilibrées. C’est d’ailleurs une balance à deux plateaux qui sert finalement à les départager. Avec cet instrument, il ne s’agit pas de déterminer une valeur absolue, comme le permettrait une balance « romaine », mais une préférence relative.
Chacun pose donc un vers de sa composition sur le plateau qu’il tient. Au signal de Dionysos, il les lâchent simultanément. À chaque fois, la balance penche du côté d’Eschyle. La plaisanterie, c’est qu’Euripide n’y peut jeter que des choses légères, tandis qu’Eschyle, « c’est du lourd », si l’on peut s’exprimer ainsi. Eschyle entend imposer un ton, un mode de diction solennel, imposant, voire grandiloquent. Son rival, lui, s’intéresse au détail, aux finesses de l’expression. C’est cette différence dans la conception du genre tragique qui fait pencher la balance en faveur du premier, malgré ses outrances et ses archaïsmes.
Cependant, Dionysos hésite toujours et porte le débat sur le terrain politique : le théâtre athénien est en effet un théâtre civique, au cœur de la cité. La première pierre de touche qu’il utilise pour évaluer le civisme des deux auteurs, c’est le cas d’Alcibiade. Ce sulfureux homme politique, aristocrate qui soutient la démocratie, général athénien passé un moment à Sparte, vit toujours en exil au moment où la pièce est créée. Les dramaturges sont tous deux hostiles au rappel d’Alcibiade, mais chacun l’exprime à sa manière caractéristique, tel Euripide :
Euripide s’exprime, selon sa manière très rhétorique, par chiasmes et antithèses, alors qu’Eschyle, conformément à sa réputation, recourt à la puissance de l’image :
Dionysos n’en est pas plus éclairé :
Par-delà le jeu de mots (sophôs et saphôs en grec), et après quelques ultimes questions, Dionysos finit par choisir Eschyle ; cependant, il se montre curieusement incapable de motiver son choix, alors même qu’Eschyle semble l’avoir nettement emporté : il semble gêné par sa promesse initiale de ramener Euripide :
Τιὴ γὰρ οὔ ; « Pourquoi non ? » ajoute-t-il ensuite, quelque peu embarrassé (v. 1473).
Lâche et indécis, c’est bien l’image qu’Aristophane a donné du dieu tout au long de la pièce. Il amène ainsi les spectateurs à passer outre les hésitations du personnage et à accorder franchement leurs suffrages à Eschyle, ce que fait aussi le Chœur.