Micrologies

Juste Lipse et Tacite


Le philologue humaniste des Pays-Bas Juste Lipse (1547-1606) a joué un rôle considérable dans la transmission de l’œuvre de Tacite. C’est ce que souligne le grand connaisseur de la tradition humaniste qu'est Pierre Laurens (1). D’une façon générale, une bonne part de la renommée de cet érudit reposait sur ses volumes de critique textuelle. P. Laurens s’attache particulièrement à ses Notes sur le Dialogue des orateurs. Il rappelle que Lipse inaugure véritablement le débat sur la paternité de cette œuvre attribuée à Tacite, attribution qu’il rejette pour des questions de style : on ne retrouve pas ici, selon lui, le style serré et abrupt des autres œuvres de l’historien : « on ne saurait devenir à ce point étranger à soi-même », résume Laurens. Serait-ce alors Quintilien qui aurait écrit le Dialogue ? Des raisons chronologiques s’y opposent. Non liquet, conclut Lipse, ouvrant un débat qui n’est toujours pas clos. Son rôle n’est pas moins important pour l’établissement du texte de ce dialogue : il identifie une lacune, restitue le nom d’un protagoniste, rétablit les leçons les plus conformes à la langue.

Mais surtout, Juste Lipse s’intéresse au débat sur le style qui est un des enjeux du texte de Tacite : faut-il préférer le style abondant de Cicéron et celui, plus sobre, des « atticistes », qui, tel Brutus, entendent imiter les orateurs attiques : or, c’est là « un débat qui annonce étrangement celui qui oppose Lipse aux cicéroniens de son temps ». Mais si, chez Tacite, « l’avantage semble revenir aux partisans du sublime cicéronien », un des morceaux les plus remarquables, le discours d’Aper, est un plaidoyer pour des orateurs plus modernes, sous-tendu par l’idée d’une évolution, voire d’un progrès du goût. Cependant, nuance P. Laurens, l’idée d’une telle progression historique est étrangère à Lipse, qui ne conçoit qu’« un itinéraire individuel, ascèse par laquelle on accède du style de l’adolescence à celui de l’adulte » : Cicéron lui-même, selon Tacite, n’a-t-il pas évolué vers une éloquence plus nerveuse ? Ainsi Cicéron serait-il utile pour l’apprentissage du style quand on est jeune, mais il conviendrait ensuite de s’en détacher.

Lipse reprend donc à Tacite certaines critiques d’Aper contre le style de Cicéron, jugé languissant et diffus, manquant de chaleur et d’énergie ; toutefois, cette critique semble viser moins Cicéron lui-même que les mauvais cicéroniens. Faut-il penser que le style d’Aper préfigure le type d’écriture pratiqué par Lipse ? Non, car celui-ci se détache aussi de l’idéal de séduction développé par Aper, pour prôner « une exigence intérieure », pratiquant « une manière elliptique et heurtée ». Mais vigueur et concision (calor et brevitas) sont des qualités communes aux deux hommes, dans la recherche de la sententia, de la formule brève et frappante. En ce sens, suggère P. Laurens, Lipse ouvre la voie à l’écriture baroque tendue et serrée, telle que la pratique Gracián.

1. Pierre Laurens, Le Sentiment de la langue, Paris, 2021, p. 169-179.



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