« Sept prologues pour six chants », c’est le titre paradoxal donné par Luciano Canfora à un court appendice de sa Vie de Lucrèce (1). Il tente d’y résoudre un paradoxe que comporte le premier livre du De natura rerum, qui contient en effet non pas un, mais deux morceaux d’éloquence pouvant être considérés comme des prologues au poème : le célèbre « Hymne à Vénus » qui ouvre l’œuvre (v. 1-43) et le non moins fameux « Éloge d’Épicure » que l’on trouve un peu plus loin (v. 62-79). C’est ce deuxième morceau qui constitue, selon Canfora, le véritable prologue du livre I.
Pour établir le statut inaugural de ce texte, Canfora avance plusieurs arguments : cet éloge d’Épicure est le premier d’une série de trois, que l’on retrouve de façon symétrique au début des livres impairs du poème (I, III et V). Mais il s’appuie aussi sur l’analyse stylistique de ce morceau de bravoure dont l’attaque constitue « un véritable exorde narratif » (Humana ante oculos foede cum uita iaceret / in terris […] / primus Graius homo etc.) : « Alors qu’aux yeux de tous l’humanité traînait sur terre une vie abjecte […], le premier un Grec, un homme » etc. De telles références au genre humain sont fréquentes dans ce type de prologues, depuis le début de la Métaphysique d’Aristote : « Tous les hommes par nature désirent savoir... » (2). Mais, de façon encore plus nette, un tel mouvement narratif est aussi « conforme à la manière traditionnelle de commencer une épopée. Il décrit l’action du libérateur « par un habile entrelacs de métaphores militaires » qui soulignent sa victoire, due à l’énergie déployée (inritat animi uirtutem ; uiuida uis animi), dans un affrontement prométhéen (mais victorieux). « L’histoire de l’humanité est donc marquée par une grande césure : il y a un « avant » et un « après » Épicure ».
Qu’en est-il alors de l’« Hymne à Vénus » qui précède ? Selon Canfora, il s’agit là d’un texte hors d’œuvre, qui sert de prologue du poème tout entier. « Du point de vue fonctionnel, il est l’« hymne » qui, dans la tradition de l’épopée antique, précédait rituellement la récitation du poème à proprement parler ». Cette fonction proprement poétique permet d’expliquer la présence paradoxale de Vénus en tête d’un poème qui s’applique au contraire à reléguer les dieux à bonne distance du monde. De complexes remaniements du texte dans la tradition manuscrites expliqueraient que les deux prologues ne s’enchaînent pas directement comme ils le devraient.
Cette mise en lumière de la structure ferme et maîtrisée du poème permet aussi à Canfora de faire justice (s’il en était besoin) de l’hypothèse d’un poème inachevé, rédigé dans les intervalles des crises de folie que sa légende noire prête à Lucrèce.