Micrologies

Éloge d’Épicure


« Sept prologues pour six chants », c’est le titre paradoxal donné par Luciano Canfora à un court appendice de sa Vie de Lucrèce (1). Il tente d’y résoudre un paradoxe que comporte le premier livre du De natura rerum, qui contient en effet non pas un, mais deux morceaux d’éloquence pouvant être considérés comme des prologues au poème : le célèbre « Hymne à Vénus » qui ouvre l’œuvre (v. 1-43) et le non moins fameux « Éloge d’Épicure » que l’on trouve un peu plus loin (v. 62-79). C’est ce deuxième morceau qui constitue, selon Canfora, le véritable prologue du livre I.

Humana ante oculos foede cum uita iaceret
in terris oppressa graui sub religione,
quae caput a caeli regionibus ostendebat,
horribili super aspectu mortalibus instans,
primum Graius homo mortalis tollere contra
est oculos ausus primusque obsistere contra;
quem neque fama deum nec fulmina nec minitanti
murmure compressit caelum, sed eo magis acrem
inritat animi uirtutem, effringere ut arta
naturae primus portarum claustra cupiret.
Ergo uiuida uis animi peruicit et extra
processit longe flammantia moenia mundi
atque omne immensum peragrauit mente animoque,
unde refert nobis uictor quid possit oriri,
quid nequeat, finita potestas denique cuique
qua nam sit ratione atque alte terminus haerens.
Quare religio pedibus subiecta uicissim
opteritur, nos exaequat uictoria caelo.

Alors qu’aux yeux de tous l’humanité traînait sur terre une vie abjecte, écrasée sous le poids d’une religion dont le visage, se montrant du haut des régions célestes, menaçait les mortels de son aspect horrible, le premier un Grec, un homme, osa lever ses yeux mortels contre elle, et contre elle se dresser. Loin de l’arrêter, les fables divines, la foudre, les grondements menaçants du ciel ne firent qu’exciter davantage l’ardeur de son courage, et son désir de forcer le premier les portes étroitement closes de la nature. Aussi l’effort vigoureux de son esprit a fini par triompher ; il s’est avancé loin au-delà des barrières enflammées de notre univers ; de l’esprit et de la pensée il a parcouru le tout immense pour en revenir victorieux nous enseigner ce qui peut naître, ce qui ne le peut, enfin les lois qui délimitent le pouvoir de chaque chose suivant des bornes inébranlables. Ainsi la religion est à son tour renversée et foulée aux pieds, et nous, la victoire nous élève jusqu’au ciel. (Trad. A. Ernout)

Pour établir le statut inaugural de ce texte, Canfora avance plusieurs arguments : cet éloge d’Épicure est le premier d’une série de trois, que l’on retrouve de façon symétrique au début des livres impairs du poème (I, III et V). Mais il s’appuie aussi sur l’analyse stylistique de ce morceau de bravoure dont l’attaque constitue « un véritable exorde narratif » (Humana ante oculos foede cum uita iaceret / in terris […] / primus Graius homo etc.) : « Alors qu’aux yeux de tous l’humanité traînait sur terre une vie abjecte […], le premier un Grec, un homme » etc. De telles références au genre humain sont fréquentes dans ce type de prologues, depuis le début de la Métaphysique d’Aristote : « Tous les hommes par nature désirent savoir... » (2). Mais, de façon encore plus nette, un tel mouvement narratif est aussi « conforme à la manière traditionnelle de commencer une épopée. Il décrit l’action du libérateur « par un habile entrelacs de métaphores militaires » qui soulignent sa victoire, due à l’énergie déployée (inritat animi uirtutem ; uiuida uis animi), dans un affrontement prométhéen (mais victorieux). « L’histoire de l’humanité est donc marquée par une grande césure : il y a un « avant » et un « après » Épicure ».

Qu’en est-il alors de l’« Hymne à Vénus » qui précède ? Selon Canfora, il s’agit là d’un texte hors d’œuvre, qui sert de prologue du poème tout entier. « Du point de vue fonctionnel, il est l’« hymne » qui, dans la tradition de l’épopée antique, précédait rituellement la récitation du poème à proprement parler ». Cette fonction proprement poétique permet d’expliquer la présence paradoxale de Vénus en tête d’un poème qui s’applique au contraire à reléguer les dieux à bonne distance du monde. De complexes remaniements du texte dans la tradition manuscrites expliqueraient que les deux prologues ne s’enchaînent pas directement comme ils le devraient.

Cette mise en lumière de la structure ferme et maîtrisée du poème permet aussi à Canfora de faire justice (s’il en était besoin) de l’hypothèse d’un poème inachevé, rédigé dans les intervalles des crises de folie que sa légende noire prête à Lucrèce.

1. Luciano Canfora, Vie de Lucrèce, [1993], trad. fr. Paris, 2017, p. 147-154.
2. Aristote, Métaphysique, 980a, 20, cité par Canfora, loc. cit.



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