Micrologies

Uchronie


Pierre Briant a consacré un ouvrage à l’historiographie d’Alexandre le Grand et à l’image qu’a laissée le conquérant à travers les siècles (1). Un des axes fréquents de la réflexion sur la personne et la vie du Macédonien, explique-t-il, est celui de l’« histoire contrefactuelle » ou encore de l’uchronie : « Que se serait-il passé si... » En l’occurrence : « Que serait-il arrivé si Alexandre n’était pas mort jeune, à l’âge de trente-trois ans (2) ? »

Parmi les nombreuses hypothèses échafaudées au cours du temps, celle de Tite-Live est particulièrement remarquable : et si Alexandre avait marché contre Rome (3) ? Sous la forme d’un parallèle fictif, l’historien romain, explique Briant, veut montrer que les Romains l’auraient emporté sans conteste.

Adoptant un procédé qui est celui des war-games d’aujourd’hui, (opposer deux armées qui ne se sont jamais rencontrées sur un champ de bataille, ou mieux encore qui n’ont jamais eu la moindre chance de se trouver face à face), Tite-Live se lance hardiment dans ce qui est la première uchronie attestée dans l’histoire de la littérature. Pour ce faire, il projette sur Alexandre et sur Rome tous les préjugés de son temps, et il transmet, par la même occasion, l’une des images d’Alexandre qui dominaient à Rome, à l’époque d’Auguste (4).

Le souverain macédonien aurait eu à affronter des soldats et des généraux valeureux comme Papirius Cursor, consul en 326, et aurait dû se mesurer à la discipline militaire romaine. De fait, « étant donné son inclinaison fatale pour le luxe propre à un despote oriental, "il serait arrivé en Italie bien plus semblable à Darius qu’à Alexandre" » (5).

L’uchronie sert essentiellement à Tite-Live à proposer à ses lecteurs une leçon politique pour son temps et les temps à venir : « Le soldat romain » continuera à bousculer n’importe quel ennemi — fût-il aussi redoutable que « les soldats macédoniens commandés par Alexandre » —, à la condition que « l’amour de la paix intérieure dont nous jouissons se conserve parmi nous et que nous prenions soin de maintenir la concorde entre les citoyens ». Autrement dit, aucun Alexandre ne pourra jamais mettre Rome à genoux, si Rome reste fidèle à Rome (6).

Pierre Briant ne pousse pas plus loin l’analogie avec le temps de l’historien, mais on ne peut s’empêcher de penser que derrière la figure d’Alexandre se profile aussi celle d’Antoine que la propagande officielle montrait affaibli et corrompu par le despotisme oriental (incarné par Cléopâtre) ; il est bien possible que la Rome du IVe siècle, avec ses vertus civiques et militaires, son esprit collectif, serve ici de miroir idéologique à celle d’Auguste.

1. P. Briant, Alexandre, Exégèse des lieux communs, Paris, 2016.
2. Op. cit. p. 416-430.
3. Tite-Live, Histoire romaine, IX, 16-19.
4. P. Briant, op. cit., p. 419.
5. Ibid., p. 420.
6. Ibid.



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