Micrologies

Les Métamorphoses : un poème inachevé ?


Dans son recueil d’exil, les Tristes, Ovide regrette l’inachèvement de son grand poème mythologique en quinze livres, les Métamorphoses. Il s’adresse ainsi à l’ami à qui il destine le poème :

Grata tua est pietas, sed carmina maior imago
     sunt mea quae mando qualiacumque legas,
carmina mutatas hominum dicentia formas,
     infelix domini quod fuga rupit opus.
Haec ego discedens, sicut bene multa meorum,
     ipse mea posui maestus in igne manu.
[…]
Sic ego non meritos mecum peritura libellos
     imposui rapidis uiscera nostra rogis:
uel quod eram Musas, ut crimina nostra, perosus,
     uel quod adhuc crescens et rude carmen erat.
Quae quoniam non sunt penitus sublata, sed extant
     (pluribus exemplis scripta fuisse reor),
nunc precor ut uiuant et non ignaua legentem
     otia delectent admoneantque mei.
Nec tamen illa legi poterunt patienter ab ullo,
     nesciet his summam siquis abesse manum.
Ablatum mediis opus est incudibus illud,
     defuit et coeptis ultima lima meis
(1).

Ta tendresse m'est chère, mais mais vers sont un plus grand portrait ; je te demande de les lire, tels qu’ils sont, ces vers qui chantent les métamorphoses des hommes, ouvrage malheureux qu’interrompit l’exil de son auteur. A mon départ, avec beaucoup de mes poèmes, je l’ai dans mon désespoir jeté au feu de ma main. […] C’est ainsi que j’ai posé sur les flammes dévorantes ces petits livres innocents, mes propres entrailles, que je voulais détruire avec moi, soit par haine des Muses causes de mon crime, soit parce que ce poème était encore en chantier et imparfait. Mais puisque ces vers n’ont pas été anéantis, mais survivent – je crois qu’on en écrivit plusieurs exemplaires –, je souhaite maintenant qu’ils vivent et que le fruit de mes loisirs studieux charme le lecteur et lui rappelle mon souvenir. On ne pourra cependant pas les lire sans s’irriter si on ignore que je n’y ai pas mis la dernière main ; ils étaient encore sur l’enclume lorsqu’on me les a enlevés et le dernier coup de lime a manqué à mes écrits (2).

Peut-on trouver dans le texte que nous possédons, dont la composition comme l'expression semblent avoir été menés à terme, les traces d’un tel inachèvement ? De quel ordre seraient-elles ? Ces imperfections concernaient-elles la structure de l’ouvrage ou plutôt des détails de style et de versification ? Les critiques supposent en général qu’Ovide, en fait, a pu remanier son œuvre pendant ses années d’exil, corriger les défauts ici évoqués, faire circuler de nouvelles versions plus correctes, ce dont témoigneraient des variantes attestées déjà à époque ancienne.

Cependant, Pierre Vesperini esquisse une autre approche : il estime que dans la grande poésie latine, la « connexion des choses », c’est-à-dire l’expansion des matières traitées, de proche en proche, « est potentiellement infinie ». Ce qui, selon lui, ne vaut pas seulement pour Lucrèce dont il traite, mais pour toute la poésie épique : « Ce n’est donc peut-être [pas] par hasard que tant de grands poèmes épiques latins nous sont présentés comme inachevés : outre Lucrèce, citons l’Énéide de Virgile, la Pharsale de Lucain, et même les Métamorphoses d’Ovide. » Ainsi, l’inachèvement serait inscrit dans la nature d’œuvres toujours virtuellement en expansion. On le conçoit mieux du poème de Lucrèce que de celui de Virgile, si solidement construit malgré ses vers inachevés et sa fin brutale, ou de celui d'Ovide. C'est pourquoi on peut se fier plutôt à l'hypothèse du critique J. Butterfield, mentionnée par Vesperini dans une note afférente (3) : celui-ci suggère l’influence possible sur Ovide d’un paradigme virgilien : le motif du poète mourant cherchant à détruire son œuvre non parachevée, comme Virgile qui aurait voulu jeter au feu l’Énéide, sauvée in extremis par l’intervention personnel de l’empereur Auguste : ce geste serait reproduit fictivement par l’auteur des Métamorphoses, qui mettrait ainsi en scène un désir de brûler son texte avant de partir en exil : une façon pour lui de s’inscrire dans les pas de son illustre aîné.

1. Ovide, Tristes, I, 7, 11-16, 19-30.
2. Trad. J. André, légèrement modifiée.
3. P. Vesperini, Lucrèce, Archéologie d’un classique européen, Paris, 2017, p. 167.
4. Ibid.



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