Micrologies

L’exil d’Ovide


Depuis deux millénaires, on s’interroge sur les raisons de l’exil d’Ovide : en quoi avait-il pu mécontenter l’empereur Auguste au point d’être exilé sur les bords de la mer Noire et d’y finir ses jours ? Il reste muet sur la question dans ses recueils d’exil, les Tristes et les Pontiques. Les deux hypothèses avancées le plus souvent par les spécialistes de l’Antiquité sont celle d’un scandale de mœurs impliquant la famille impériale et celle de la trop grande licence du poème de l’Art d’aimer ; ils ont fait assaut d’ingéniosité pour résoudre cette énigme, quitte à surinterpréter d’autant plus les indices que ceux-ci sont maigres, et à les tirer artificieusement vers leur thèse. On trouve un exemple caractéristique de cette démarche dans l’ouvrage que le savant italien Giusto Traina a consacré à la bataille de Carrhes, où, en 53 avant J.-C., le général romain Crassus, son fils et son armée furent anéantis par les Parthes (1). Ovide, note cet auteur, fait allusion dans son Art d’aimer (I, 182-185, I, 179) à une autre campagne contre les Parthes, celle que s’apprête à mener Caius César, fils adoptif d’Auguste ; il prévoit déjà le retour triomphal du jeune homme.

Mais, dans le même contexte, Ovide exhortait aussi les Crassus à s’en réjouir dans leur tombe et, bien entendu, cette allusion au général mort n’avait pas dû être appréciée par Auguste, pas plus que l’évocation dans un ouvrage érotique d’une campagne contre les Parthes. Quelques années plus tard, le poète fut exilé sur les bords de la mer Noire : ce fut, entre autres raisons, pour avoir composé ce livre.

On a peine à croire que soit ainsi identifiée une cause de l’exil d’Ovide ! Comme trop souvent, l’argumentation érudite recourt ici à un coup de force rhétorique, qui tient à la fausse évidence (« bien entendu »), à l’hypothèse non étayée (« n’avait pas dû »), le tout consolidé par une restriction tardive et prudente (« entre autres raisons »).

William Marx propose une toute autre approche de la question (2). Rechercher la cause de l’exil d’Ovide relève selon lui d’une « erreur anthropologique ». Il préfère étudier les conditions de circulation des poèmes d’Ovide pendant son exil. Dans les Tristes (III, 1, v. 59-82), Ovide mentionne en effet qu’on ne les trouve dans aucune des bibliothèques publiques de Rome. Marx en conclut que si l’œuvre nous est parvenue, c’est qu’elle continuait à circuler dans la sphère privée. L’interdiction formulée par Auguste visait donc l’homme plutôt que l’œuvre, qui a sans doute réintégré les bibliothèques publiques après sa mort.

Pourquoi cette interdiction partielle ? C’est par anachronisme, explique Marx, qu’on lit aujourd’hui les poèmes d’exil d’Ovide comme l’expression d’une subjectivité libre. Même en exil, Ovide reste en effet le sujet du prince ; ses vers ne contestent pas le pouvoir : ils le mettent en scène ; ils relèvent non de la révolte, mais de la supplication. Son œuvre d’exilé, pour Auguste, doit être un témoignage de ce qui peut arriver à qui offense l’empereur : c’est pour Ovide la seule poésie désormais licite. En ce sens, ce livre devait entrer dans les bibliothèques privées pour l’édification des sujets du prince. Et sa valeur générale tient précisément au silence gardé sur l’origine du malheur d’Ovide, qui devient ici un sujet de méditation universelle. L’incertitude sur la faute d’Ovide n’est pas un problème, mais une donnée : elle est co-construite par Ovide et Auguste. Ovide peut tout dire, sauf sa faute. Sa poésie a pour but de taire l’origine de sa parole, le nefandum, à tous les sens du terme (à la fois « indicible » et « criminel »). C’est pour cela même que le texte nous en est parvenu.

1. G. Traina, Carrhes, 9 juin 53 avant J.-C., [2010], trad.  fr. Paris, 2011, p. 130.
2. W. Marx, Cours du Collège de France du 30 mars 2021 : voir ce lien.



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