Micrologies

Ovide : retractatio


L’immense poème des Métamorphoses d’Ovide a l’ampleur d’une épopée, mais il n’en a ni le dessein global ni la structure narrative. Ce n’est pas que le poète rejette les thèmes ni les morceaux de bravoure de la haute poésie : on y trouve une tempête (l. XI), une Iliade (l. XII) suivie d’une Énéide mâtinée d’Odyssée (l. XIII), une scène de magie (l. VII), une théogonie comme chez Hésiode (l. I), une peste comme chez Lucrèce (l. VII). Tous les morceaux y sont, mais pas la « conjointure », comme eût dit Chrétien de Troyes. Ovide refuse tout dessein unificateur, qui pourrait ressembler à celui de l’Énéide.

Certes, il a lu de près ses illustres prédécesseurs, mais dans sa pratique de la retractatio (reprise et remaniement de récits antérieurs), il ne se confronte bien souvent à ses modèles que pour ruser avec eux, insérant sa narration dans les ellipses et les lacunes de l’hypotexte. Un exemple caractéristique est son traitement du mythe d’Orphée (l. X, v. 1-106 et XI, 1-66), postérieure à la version de cette même légende donnée par Virgile à la fin des Géorgiques (IV, v. 453-527). Virgile avait choisi de développer plusieurs épisodes du mythe : la mort d’Eurydice, avec les lamentations des nymphes et celles d’Orphée (10 vers) ; la description de la foule des morts (15 vers) que traverse Orphée descendu aux Enfers ; le moment fatal où Orphée se retourne et perd Eurydice (22 vers, dont 5 consacrés à l’ultime plainte d’Eurydice). En revanche, la douleur d’Orphée à son retour des Enfers, son démembrement par les femmes de Thrace et le chant de sa tête coupée, emportée par le fleuve sont traités plus rapidement (21 vers en tout). On peut noter aussi une importante ellipse, celle de la rencontre entre Orphée et les divinités infernales, qui l’autorisent à emmener Eurydice.

La distribution du texte d’Ovide (sensiblement plus long) est très différente : dans le mythe, il détache et développe les noces d’Orphée et d’Eurydice (7 vers), le chant d’Orphée en présence des dieux infernaux (23 vers), la remontée des époux vers le monde extérieur et la perte d’Eurydice (19 vers), la douleur d’Orphée (22 vers), le pouvoir de son chant qui attire les arbres (20 vers). Ce dernier épisode sert de récit-cadre pour un certain nombre de mythes de métamorphose qui interrompent le récit principal ; la mort d’Orphée est ensuite longuement racontée, mais plus loin, au début du livre XI (v. 1-66). La plupart des épisodes qu’Ovide développe sont précisément ceux que Virgile a omis ou traités plus rapidement. À l’inverse, Ovide fait l’impasse sur les moments du mythe qu’avait choisis son prédécesseur : ainsi de la douleur d’Orphée à la mort d’Eurydice, ainsi expédiée : Quam satis ad superas postquam Rhodopeius auras / defleuit uates (v. 11-12) : « Quand le chantre du Rhodope l’eut assez pleurée à la surface de la terre…) (trad. G. Lafaye). La foule des morts aux Enfers n’est évoquée que par trois mots (exsangues flebant animae : « les ombres exsangues pleuraient » (v. 41)) ; les plaintes d’Eurydice morte une seconde fois se résument à un suprême uale (de quoi se plaindrait-elle en effet, se demande le poète, sinon d’être aimée ?).

La pratique de l’intertextualité chez Ovide est donc extrêmement subtile : il s’agit certes d’une confrontation directe au même mythe, où mais l’hypotexte est présent en creux : c’est aussi en le contournant, en l’évitant, en en dessinant la présence-absence que le poète lui rend hommage et s’en démarque à la fois. Cette pratique n’est d’ailleurs pas étrangère à Virgile lui-même, qui, dans les premiers livres de l’Énéide, insère les aventures de son héros dans les lacunes du récit d’Homère. Les voyages d’Ulysse et d’Énée s’entrecroisent sans que les deux héros se rencontrent jamais.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.