Micrologies

Beaumarchais et Cicéron


Une bonne partie de la carrière publique de Beaumarchais est occupée par l’interminable procès qui l’oppose au comte de La Blache, héritier du richissime Pâris-Duverney : en effet, La Blache conteste avec mesquinerie le legs modeste consenti par le financier en faveur de Beaumarchais. À la rapacité de cet adversaire s’ajoute la corruption du magistrat Goëzman, rapporteur de l’affaire devant le Parlement de Paris.

Les Mémoires contre Goëzman, que Beaumarchais rédige et publie pour sa défense en 1773 et 1774, sont considérés parfois comme son chef-d’œuvre. Destinés à établir la bonne foi de leur auteur et à ridiculiser son persécuteur, ils rencontrent un énorme succès public. Beaumarchais y fait feu de tout bois. Ainsi n’hésite-t-il pas à appeler à son secours Cicéron, l’auteur des Verrines, cette série de discours où il dénonce un gouverneur de province corrompu. Pour l’orateur romain, rappelle Beaumarchais, la première qualité d’un juge est d’être juste !

Eh ! Depuis quand le droit de juger les autres dispenserait-il d’être juste soi-même (disait Cicéron, plaidant contre Verrès devant le peuple romain) ? Si vous ne réprimiez pas de tels abus, sénateurs, le puissant ne se mettant au-dessus des lois que pour traiter les faibles comme s’ils étaient au-dessous, il n’y aurait plus de loi pour personne. On verrait le pouvoir substitué au droit, l’arbitraire à la règle […]. Le Sénat entendit l’orateur. Il condamna Verrès, et tout le peuple applaudit (1).

Tout ce passage n’est pas à proprement parler une citation de Cicéron. C’en est une libre paraphrase, qui en résume l’esprit et n’en retient que ce qui sert la cause de Beaumarchais. Verrès, le gouverneur injuste, c’est Goëzman, le conseiller inique ; le Sénat, c’est le Parlement de Paris et la parole de Cicéron se substitue à celle de Beaumarchais : ils font cause commune : « Puisque le Sénat, le Parlement, Cicéron, Verrès, vous et moi, nous convenons tous qu’il faut être juste, nous expliquerez-vous enfin, Monsieur, etc. » (2).

La ficelle rhétorique peut paraître grosse, mais Beaumarchais joue en fait sur des circonstances politiques analogues : Verrès a été jugé par un tribunal dont la composition avait été récemment réformée par le dictateur Sylla au profit de l’aristocratie sénatoriale, dont faisait partie l’accusé Verrès : ce que déplore Cicéron. Quelques années après la condamnation de Verrès, ces tribunaux partiaux furent remplacés. Or, en 1773, au moment où Beaumarchais rédige ses Mémoires, le roi Louis XV vient d’exiler l’ancien Parlement de Paris, rétif à l’autorité royale, et de le remplacer par le « Parlement Maupeou », acquis au pouvoir et à ses réformes. C’est cette nouvelle chambre, très impopulaire, qui est chargée de juger l’affaire La Blache – c’est à elle qu’appartient le conseiller Goëzman. L’allusion à l’affaire Verrès permet donc à Beaumarchais une critique indirecte de l’instance devant laquelle il plaide… ce qui n’est pas étranger au succès immense que rencontrent ses Mémoires dans une opinion publique remontée contre le pouvoir.

1. Beaumarchais, Mémoires contre Goëzman, in Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, p. 756.
2. Ibid. p. 757.



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