Micrologies

Dignitas


Dans deux traités jumeaux composés vers la fin de sa vie, le Brutus et l’Orator, Cicéron, à la demande de son ami Brutus, poursuit la réflexion théorique sur l’éloquence qu’il a menée tout au long de sa vie autour de la figure de l’orateur, maître de la parole et figure centrale de la vie politique. Le premier de ces textes est une histoire de l’art oratoire en Grèce et surtout à Rome ; le second, l’Orator, est un traité plus technique, qui s’attache à définir l’orateur idéal en posant les règles de la maîtrise de son art. On voit souvent dans ces deux ouvrages la réponse de Cicéron à une nouvelle école oratoire qui aurait menacé sa prééminence incontestée dans l’art de la parole,  celle des « néo-attiques » (Brutus lui-même, Calvus) qui cherchaient dans des modèles grecs anciens (Lysias) les règles d’une pureté et d’une sobriété renouvelées de la langue et du style.

La préoccupation de Cicéron est en fait plus large  : il entend défendre sa haute conception de l’orateur-homme d’État, qui doit s’appuyer sur une solide culture, notamment philosophique ; il veut ensuite transmettre les principes de son art, dans une perspective pédagogique ; il revendique enfin une conception très concrète de l’art oratoire, qui se réalise dans l’exécution, dans l’actio, plus que dans l’imitation littéraire de modèles anciens. Ce sont ces préoccupations qui expliquent une longue parenthèse (Or. XLI, 140 – XLIII, 148) dans laquelle l’auteur pose la question de la dignitas, de la « dignité » de l’orateur. Il le fait au moment d’aborder une partie essentielle de son propos, celle qui concerne l’agencement des mots et des phrases (elocutio), l’usage du nombre et du rythme : c’est la partie la plus développée de son traité, la plus technique et la plus concrète, aussi. Mais convient-il à un homme d’État, objet de l’estime générale, de s’abaisser à « écrire aussi longuement sur les artifices de la parole » (de artificio dicenci litteris tam multa mandare), (XLI, 140 ; trad. H. Bornecque). C’est poser là, justement, la question de la dignitas de l’orateur, laquelle ne tient pas tant à un sentiment intérieur d’amour-propre qu’au regard et au jugement portés sur l’homme politique par l’ensemble du groupe social : on poserait aujourd’hui la question en termes d’image, de rang social autant que de dignité.

La justification de Cicéron est complexe : après avoir rappelé qu’il n’écrit qu’à titre privé, pour répondre aux sollicitations amicales de Brutus, il rappelle qu’à Rome, dans la vie publique, le premier rang a toujours été accordé à l’éloquence, avant même la science du droit. Or, il a toujours été reconnu qu’on pouvait enseigner le droit ; pourquoi, s‘il en est ainsi, n’en irait-il pas de même pour l’éloquence, que les jeunes gens issus de la classe dirigeante n’apprenaient qu’en écoutant et observant les orateurs faqmeux ? Cur aut discere turpe est quod scire honestum est aut quod nosse pulcherrimum est id non gloriosum est docere ? (XLI, 142) : « Pourquoi serait-il honteux d’apprendre ce qu’il est honorable de savoir, ou, ce qu’il est très beau de savoir, ne serait-il pas glorieux de l’enseigner ? »

Cependant, les conditions d’apprentissage du droit et de l’éloquence sont très différentes : on apprend le droit auprès des jurisconsultes qui admettent des élèves à leurs consultations, tandis que les orateurs, très occupés à plaider, ne trouvent pas le temps de prodiguer des leçons analogues. Cicéron soulève ensuite une objection en rappelant le mépris social attaché à l’activité d’enseignement : At dignitatem docere non habet : « L’enseignement n’est pas digne d’un homme d’un certain rang. » (XLII, 144). Non certes, dans le cadre d’une école, concède-t-il, mais faut-il aussi refuser aux futurs orateurs tout enseignement théorique ? Pourquoi faudrait-il aussi cacher que soi-même on a appris : Cicéron n’a jamais dissimulé qu’il s’était fait l’élève des meilleurs maîtres grecs (à Athènes et à Rhodes). On sent poindre ici comme une revendication de classe : Cicéron rappelle son statut d’homo novus, nouveau venu dans la classe dirigeante : il n’adopte pas la fiction de la science infuse que semble mettre en avant l’aristocratie de naissance. Certes les matières qu’il va maintenant aborder sont moins nobles que celles qui concernent les principes de l’art oratoire (ea quae supra dicta sunt plus in disputando quam ea de quibus dicendum est dignitatis habuerunt (XLIII, 146): « comme sujet de discussion les points traités précédemment étaient plus dignes d’un homme d’un certain rang que ceux que je vais maintenant avoir à traiter »), certes « il y a plus de gloire à les mettre en pratique qu’à les enseigner : quae [,,,] tamen fiunt magnificentius quam docentur (XLIII, 147). Mais il n’y a pas d’arbre sans racines ni souches, et Cicéron ne cherche pas à dissimuler le plaisir qu’il prend à une telle étude. Il conclut cette digression en rappelant les circonstances dans lesquelles il écrit : on est en 46 av. J.-C., et la dictature de César, qui condamne au silence l’éloquence publique (forensibus nostris rebus), le réduit à l’étude des lettres dans un cadre privé (domesticae litterae).

Le propos est d’une grande cohérence : Cicéron y développe les principes et y analyse la pratique d’un art de la parole qui est aussi pour lui une politique.



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