Micrologies

Ruses tragiques


Dans leur manuel de référence sur le théâtre romain (1), Florence Dupont et Pierre Letessier accordent une importance capitale, dans les pièces de Sénèque, à la ruse tragique. Selon eux, les scènes de ruse, dans la tragédie, sont des scènes de « jeu dans le jeu », où un personnage « joue un autre rôle que le sien ». Ce qui rend possible une formule aussi surprenante, c’est la distinction établie par les auteurs entre les personae et les voces. La persona, c’est le rôle indiqué par le costume et par le masque, figé dans une expression unique. Les voces, ce sont les intonations de la voix en principe assignées à chaque registre d’émotion indiqué par le masque : voix du dolor, voix du furor. Par exemple, au dolor est associé le gémissement, le questus. Or, ce qui rend la ruse visible sur le théâtre, c’est au contraire « la discordance des voces et des personae », c’est-à dire quand un personnage adopte un ton de voix incompatible avec l’expression de son masque.

Ainsi en va-t-il, dans Thyeste, de la fausse réconciliation entre Atrée et Thyeste. Le premier accueille son frère qu’il a rappelé d’exil, fait montre de générosité apparente et le revêt d’un manteau royal, alors même qu’il a exprimé auparavant la haine féroce qu’il lui voue. Mais « les deux masques démentent la vérité de la réconciliation : Atrée a le masque de la colère, et Thyeste garde celui de la misère. [...]  Les deux acteurs jouent sans aucune distance la scène de réconciliation. Il en ont les voces, les mots, les gestes. [...] Mais le public ne peut pas s’y tromper. […] Ainsi « les scènes de ruse ne sont jamais ambiguës, et ne peuvent pas l’être, car la discordance des mots, de la vox et de la persona [signifie] la ruse, sinon la scène est vraie »

Un autre exemple analysé dans l’ouvrage est celui du personnage de Clytemnestre dans l’Agamemnon du même Sénèque. Comment se comportera la reine au retour de son époux, ? « Sa réaction est celle d’une épouse parfaite », qui se réjouit du retour de son mari :

Faut-il pleurer ou se réjouir ?
    Mon mari est revenu
    Le héros est de retour
    Je me réjouis de ce retour (trad. Fl. Dupont.)

Est-ce  une ruse ? Les hésitations de la reine dans la scène précédente laissent à penser qu’elle pourrait redevenir une épouse respectable. Tout dépend en fait du masque qu’elle porte, et de l’émotion qu’exprime celui-ci : « Si elle a une persona nequam, « perverse », c’est une scène de ruse que signale le contraste entre la vox joyeuse, la musique de banquet, et le visage d’une femme mauvaise. Si elle a, au contraire, le visage de l’amour […], elle ne ruse pas. »

L’intérêt de cette analyse, c’est la déconstruction du personnage incarné que construit notre théâtre classique ; c’est le fait que jeu physique, parole et masque soient dissociés ou plutôt, historiquement, qu’ils ne soient pas encore systématiquement associés. Cette « déstructuration » du personnage dans le théâtre romain culmine dans le canticum, ces parties du spectacle où le texte était à la fois chanté par un musicien et dansé par un acteur muet, comme on le voit dans les comédies de Plaute et de Térence.

1. Fl. Dupont et P. Letessier, Le Théâtre romain, Paris, 2014, voir p. 225-228.



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