Dans son livre sur Lucrèce (1), Pierre Vesperini rappelle l’engouement des Anciens pour les poèmes à matière scientifique, dont le plus fameux était celui d’Aratos (IIIe siècle av. J.-C.), les Phénomènes, traduit du grec en latin par Cicéron et beaucoup d’autres. C’est ce « prestige de l’épopée sapientielle » qui pousse sans doute Memmius à commander à Lucrèce un poème de rerum natura. En effet, explique Vesperini, « dans l’Antiquité classique et hellénistique […] le savoir en tant que tel est beau, objet d’émerveillement et de plaisir. »
Parmi les sujets favoris des poètes romains, le volcan sicilien de l’Etna, phénomène naturel à la fois proche, spectaculaire et terrifiant. Parmi les poètes qui l’ont évoqué, rappelle Vesperini, on trouve Lucrèce, Virgile, Ovide, Claudien, et Sénèque dans ses tragédies (2). Nous possédons encore un poème anonyme sur l’Etna, qu’on a parfois attribué à Lucilius, le disciple de Sénèque et destinataire de sa correspondance, qui a au moins songé lui aussi à traiter ce sujet. C’est en effet le point de départ d’une lettre de Sénèque (IX, 79) que le voyage en Sicile effectué par son disciple, à l’occasion d’une tournée administrative. Le début de la missive présente un caractère explicitement scientifique (Sénèque est aussi l’auteur des Questions naturelles, livre de recherches sur la nature) : le philosophe y demande à son ami d’enquêter sur le fameux tourbillon de Charybde, dans le détroit de Messine, avant de lui suggérer une ascension de l’Etna : est-il vrai, comme il l’a entendu dire, que la montagne s’affaisse peu à peu sur elle-même ? À quelle distance du cratère peut persister une neige éternelle ?
D’ailleurs, cette mission scientifique ne saurait coûter à Lucilius, qui a une autre raison d’aller observer cette montagne : Non est autem quod istam curam inputes mihi ; morbo enim tuo daturus eras, etiam si nemo mandaret. Quid tibi do ne Aetnam describas in tuo carmine, ne hunc sollemnem omnibus poetis locum adtingas ? (79, 4-5). « Toutefois garde-toi de me compter ton dérangement comme un service personnel. Ta passion poétique t’y porterait quand tu n’en serais chargé par personne. Il y a fort à parier que tu vas faire dans le poème que tu médites une description de l’Etna, aborder toi aussi une matière qui attire tous les poètes (3). » L’Etna est donc un « lieu » (locum) au sens rhétorique du terme, il fait partie d’un fonds commun de sujets à la disposition des poètes. Et Sénèque de railler doucement le prurit poétique de son ami : Aut ego te non noui aut Aetna tibi saliuam mouet; iam cupis grande aliquid et par prioribus scribere (79, 7). « Ou je ne te connais pas ou l’Etna te fait déjà venir l’eau à la bouche : tu aspires à composer quelque grand ouvrage égal à ce qu’ont produit tes devanciers ».
C’est l’occasion pour Sénèque de développer une théorie de l’imitation littéraire :
Voilà qui va au rebours de notre notion de la propriété intellectuelle : ni le sujet traité, ni même les expressions utilisées dans le poème ne relèvent d’un quelconque « droit d’auteur », même moral : seul l’agencement du texte pourrait relever un apport individuel ; encore celui-ci n’est-il pas conçu sur le mode de l’originalité, mais de l’amélioration, du perfectionnement de l’expression des devanciers.
Cependant, la préoccupation philosophique et morale n’est jamais loin chez Sénèque : l’ascension de la montagne appelle l’évocation de celle de l’apprenti-philosophe vers la sagesse : la seule qui importe vraiment. Inter cetera hoc habet boni sapientia : nemo ab altero potest uinci nisi dum ascenditur. Cum ad summum perueneris, paria sunt; non est incremento locus, statur (79, 8). « Voici un des multiples avantages de la sagesse : ses adeptes ne peuvent l’emporter les uns sur les autres que dans leur période d’ascension. Le sommet atteint, tout est égal, pas d’accroissement possible : c’est fini. » C’est là que se manifeste la supériorité du sage sur les manifestations les plus grandioses de la nature :
Le développement se clôt ainsi sur lui-même avec virtuosité : la préoccupation scientifique du début est à la fois rappelée et dépassée par une considération éthique supérieure. Entre-temps , le « lieu commun » de l’Etna aura livré toutes ses virtualités : objet à la fois d’une enquête naturaliste, d’une exploitation poétique et d’une méditation morale. Ce sont tous les pans de la culture antique qui sont ainsi rassemblés, mais aussi hiérarchisés dans la perspective philosophique qui est celle du stoïcisme.