Idem euenit nobis : « La même chose nous advient. »
C’est le genre de formule par laquelle Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius, tire la leçon d’un exemple qu’il vient d’utiliser.
Le propos suivant, par exemple, est emprunté au philosophe Attale, mais sa mise en valeur rhétorique est proprement de Sénèque :
Solebat Attalus hac imagine uti: « uidisti aliquando canem missa a domino frusta panis aut carnis aperto ore captantem ?
quidquid excepit protinus integrum deuorat et semper ad spem uenturi hiat. Idem euenit nobis :
quidquid exspectantibus fortuna proiecit, id sine ulla uoluptate demittimus statim, ad rapinam alterius erecti et attoniti.
Attale recourait volontiers à cette comparaison : « Tu as bien vu un chien guettant, gueule ouverte, les bouts de pain ou de viande que lui lance son maître.
Tout ce qu’il attrape est tout de suite avalé tel quel, et il demeure béant, dans l’espérance du morceau qui va venir.
La même chose nous advient. Nous attendons, et tout ce que la Fortune nous jette, nous l’engloutissons sans le savourer, aussitôt sur le qui-vive, l’esprit anxieusement tendu vers la conquête d’une autre proie (1).
Ou encore, à propos d’une vieille femme qui vit chez lui :
Haec fatua subito desiit uidere. Incredibilem rem tibi narro, sed ueram : nescit esse sc caecam ;
subinde paedagogum suum rogat ut migret, ait domum tenebricosam esse.
Hoc quod in illa ridemus omnibus nobis accidere liqueat tibi : nemo se auarum esse intellegit, nemo cupidum.
Cette folle a soudainement perdu la vue. Je te raconte une histoire incroyable et pourtant vraie : elle ne sait pas qu’elle est aveugle ;
à tout instant elle demande à l’esclave qui la garde de l’emmener ; la maison, dit-elle, est toute ténébreuse.
Ce qui nous fait rire chez cette femme est une aventure commune à nous tous, tiens-le pour évident. Nul ne comprend qu’il est avare, qu’il est cupide (2).
La force de persuasion de telles analogies vient de la vivacité de l’évocation qui a déjà entraîné l’adhésion avant même que le sens n’en soit explicité, dans un deuxième temps.
Dans cet autre passage, le dispositif rhétorique est plus complexe :
Hanc enim imaginem animo tuo propone, ludos facere fortunam et in hunc mortalium coetum honores, diuitias, gratiam excutere, quorum alia inter diripientium manus scissa sunt, alia infida societate diuisa, alia magno detrimento eorum in quos deuenerant prensa.
Ex quibus quaedam aliud agentibus inciderunt, quaedam, quia nimis captabantur, amissa et dum auide rapiuntur expulsa sunt :
nulli uero, etiam cui rapina feliciter cessit, gaudium rapti durauit in posterum.
Itaque prudentissimus quisque, cum primum induci uidet munuscula, a theatro fugit et scit magno parua constare.
Nemo manum conserit cum recedente, nemo exeuntem ferit: circa praemium rixa est. Idem in his euenit quae fortuna desuper iactat :
aestuamus miseri, distringimur, multas habere cupimus manus, modo in hanc partem, modo in illam respicimus ;
nimis tarde nobis mitti uidentur quae cupiditates nostras irritant, ad paucos peruentura, exspectata omnibus ;
ire obuiam cadentibus cupimus; gaudemus si quid inuasimus inuadendique aliquos spes uana delusit ;
uilem praedam magno aliquo incommodo luimus aut itidem lauta fallimur.
Secedamus itaque ab istis ludis et demus raptoribus locum; illi spectent bona ista pendentia et ipsi magis pendeant.
Représente-toi cette allégorie : la Fortune donne des jeux.
Sur l’assemblée des mortels elle déverse honneurs, argent, crédit.
Entre les mains qui se les arrachent des lots sont lacérés ; ici un groupement d’associés tricheurs se les partage ;
d’autres sont escamotés au grand dam de ceux sur qui ils arrivaient tout droit. Il en est qui tombent sur des inattentifs ;
il en est que l’on perd à les guetter trop et que l’avide effort fait pour les prendre relance hors de portée.
En vérité, même pour l’heureux pillard, la joie de sa rapine ne dure jamais jusqu’au lendemain.
C’est pourquoi les mieux avisés, dès qu’ils voient procéder à l’introduction des petits cadeaux, s’échappent du théâtre, sachant qu’il faut donner gros pour ce qui ne vaut pas beaucoup ;
nul ne cherche noise à qui se retire, il ne sort pas sous les coups ; c’est autour de la prime à gagner que l’on se bat.
Il en va de même pour ces lots que la Fortune fait tomber d’en haut.
Bouillonnants de passion, nous nous mettons en quatre, nous voudrions avoir plusieurs mains, nous guettons de ce côté-ci, de de côté-là.
Elles ne nous tombent jamais assez vite, ces grâces du sort qui irritent nos désirs, que peu obtiendront, que tous espèrent (3).
L’exemple se développe ici en trois temps : une allégorie tout d’abord, celle de la Fortune personnifiée distribuant au hasard dans la foule ses présents.
Mais cette allégorie s’inspire d’une chose vue : de telles distributions de lots avaient bien lieu lors des spectacles :
les empereurs (Auguste, Caligula ou Néron) dispensaient ainsi leurs largesses en faisant lancer de menus présents sur la foule.
Sénèque évoque donc l’attitude raisonnable de ces spectateurs qui s’éclipsent avant les rixes auxquelles ces distributions donnent lieu.
Il revient pour finir à la Fortune et à ses cadeaux trompeurs.
La structure de ces passages est à chaque fois la même : la formule généralisante qui conclut l’exemple permet de passer à la première personne du pluriel :
l’anecdote volontiers pittoresque qui a mis le lecteur en position de spectateur amusé d’un fait du quotidien se renverse en une exigence de retour sur soi (dans lequel s’inclut le locuteur) :
Sénèque tend brusquement au lecteur un miroir grâce auquel celui-ci pourra se corriger.
1. Sénèque, Lettres à Lucilius, VIII, 72,8, trad. Fr. Préchac, revue par P. Veyne. 2. Ibid., V, 50, 2-3. 3. Ibid.,VIII, 74, 6-7.
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