À la fin du chapitre « De l’art de conférer » (1) , Montaigne évoque sa lecture récente de Tacite :
« Je viens de courre d’un fil, l’histoire de Tacitus (ce qui ne m’advient guere, il y a vingt ans que je ne me mis en livre, une heure de suite) […].
Je ne sçache point d’autheur, qui mesle à un registre public, tant de consideration des mœurs,et inclinations particulieres. »
Pourtant, de cette prédominance des faits particuliers sur les événements publics, l’historien latin s’excusait :
Pleraque eorum quae rettuli quaeque referam parua forsitan et leuia memoratu uideri non nescius sum :
sed nemo annalis nostros cum scriptura eorum contenderit qui ueteres populi Romani res composuere.
ngentia illi bella, expugnationes urbium, fusos captosque reges, aut si quando ad interna praeuerterent, discordias consulum aduersum tribunos, agrarias frumentariasque leges, plebis et optimatium certamina libero egressu memorabant :
nobis in arto et inglorius labor.
La plupart des faits que j’’ai rapportés et que je rapporterai paraîtront peut-être insignifiants et peu dignes de mémoire, je ne l’ignore pas ;
mais on ne saurait comparer nos annales avec les écrits de ceux qui ont composé l’histoire ancienne du peuple romain.
Ceux-là avaient à raconter de grandes guerres, des sièges de ville, les défaites ou la captivité des rois, et, quand ils s’occupaient des affaires intérieures, les discussions de consuls et de tribuns, les lois agraires ou frumentaires, les luttes du peuple et des grands :
la carrière était libre : la nôtre est étroite et sans gloire (2).
Tacite oppose ici la matière historique grandiose d’un Tite-Live, historien des temps de la République, à celle qu’offre le règne de Tibère, qu’il est en train de raconter, et qu’il juge plus pauvre.
Mais Montaigne est d’un avis contraire, et trouve beaucoup plus utile le contenu historique des Annales de Tacite :
Cette forme d’Histoire est de beaucoup la plus utile : Les mouvemens publics, despendent plus de la conduicte de la fortune, les privez de la nostre. »
L’ouvrage de Tacite se fonde plus sur le jugement que sur la narration :
« il y a plus de preceptes, que de contes : ce n’est pas un livre à lire, c’est un livre à estudier et à apprendre. »
Ainsi pour lui l’utilité de l’histoire réside-t-elle non pas dans le récit, mais dans les préceptes qu'elle contient, qui s’opposent au simple plaisir du conte comme l’étude le fait à la lecture.
Le « nous » qu’emploie Montaigne renvoie notamment à la condition privée de ceux qui lisent l’histoire à des fins éthiques autant que politiques :
Montaigne est aussi lecteur de Plutarque. L’histoire n’est pas pour lui l’éducatrice des princes ;
il fait de l’historien latin un usage à sa main, contre le jugement même que porte Tacite sur son propre travail.
Jusqu’au style abrupt de Tacite qui lui semble convenir au temps où il vit :
Il plaide tousjours par raisons solides et vigoureuses, d’une façon poinctue, et subtile : suyvant le stile affecté du siecle :
Ils aymoyent tant à s’enfler, qu’où ils ne trouvoyent de la poincte et subtilité aux choses, ils l’empruntoyent des parolles.
Il ne retire pas mal à l’escrire de Seneque. Il me semble plus charnu, Seneque plus aigu.
Son service est plus propre à un estat trouble et malade, comme le nostre present : vous diriez souvent qu’il nous peinct et qu’il nous pinse.
1. Montaigne, Essais, III, 8, Bibl. de la Pléiade, p.986-988. 2. Tacite, Annales, IV, 32, 1-3, trad. H. Goelzer.
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