Micrologies

Magritte et Platon


Dans les années 1930, René Magritte a peint une série de tableaux intitulés La Condition humaine. Tous ont pour point commun de représenter un chevalet de peintre dressé face à un paysage. La toile posée sur ce chevalet, qui masque une partie du paysage du fond, semble reproduire celui-ci avec la plus grande exactitude, comme si c’était une simple vitre, parfaitement transparente, qui était posée sur le chevalet. Seul un mince liséré indique le contour de la toile. Dans l’une des variantes de cette série, le chevalet semble posé à l’ouverture circulaire d’une grotte aux parois obscures. À gauche, au sol, brûle un feu de bois. L’ouverture de la caverne donne sur un paysage de montagnes lumineux, dont elle semble séparée par un précipice. Au flanc d’une montagne, au centre de la toile fictive, sont accrochées les tours d’un château.

Magritte photo Norfolk Museums Service © Adagp, Paris 2016
René Magritte, La Condition humaine, photo Norfolk Museums Service © Adagp, Paris 2016

Dans cette version, plusieurs éléments rappellent la Caverne de Platon : la grotte elle-même, bien sûr, le feu allumé (qui chez Platon projette des ombres sur le fond de la caverne), le paysage lumineux de l’extérieur vers lequel, dans le mythe, remonte un prisonnier. Le château au loin ne peut-il suggérer la prison ? La difficulté que pose cependant l’interprétation de ce tableau, c’est que Magritte reprend bien certains mythèmes, mais en les diffractant, en les recomposant, dans un mode de représentation qui n’est pas discursif, mais qui, parce qu’il passe par l’image, affirme la primauté de l’image. Par exemple, la lumière extérieure n’est pas celle, éblouissante, du soleil de Platon, mais une lumière douce, tamisée, qui ne fait pas obstacle au regard. On peut penser de ce point de vue que le titre du tableau n’est pas signifiant, en tout cas qu’il ne constitue pas un programme de lecture : on est dans le cas de la recherche surréaliste de l’écart maximal (entre les mots et l’image) ; pas de concordances à rechercher, mais une absence de signification immédiate dont peut surgir, au second degré, une intuition illuminante.

Il y a deux images dans cette image : celle du tableau sur le chevalet affirme que l’image n’est pas une représentation dégradée du réel, comme les ombres portées chez Platon, mais son égale, et même qu’elle peut se substituer sans discontinuité au réel. Ainsi le feu de Platon est-il déporté sur le côté du tableau, il ne joue aucun rôle dans la représentation. Le dispositif est complètement inversé : le chevalet est tourné vers l’extérieur de la grotte et non vers l’intérieur : aucune médiation entre le réel et sa représentation figurée, qui n’en est pas la dégradation. Par ailleurs la toile posée sur le chevalet ne reproduit pas ce qui serait un vrai paysage, mais une portion d’un paysage de Magritte, tout aussi peinte que celui-ci. L’artifice de l’image ne la déréalise pas : au contraire, le tableau central piège le regard par la fascination qu’il exerce, comme s’il détenait plus de réalité ou de vérité, exhibant ce paysage que justement dissimule l’opacité de la toile.

On a souvent fait remarquer que cette série de tableaux ne comportait pas de personnages. Or il y en a bien un, et même deux, puisque le regard du spectateur vient nécessairement se superposer à celui du peintre absent, contraint qu’il est de se placer au seul point où, fictivement, la perspective illusionniste est juste et où les deux images peuvent s’ajuster l’une à l’autre sans défaut de continuité. Qu’est-ce que « la condition humaine », si l’on veut à toute force la chercher dans cette image ? une série de plans mis en perspective : le paysage du fond, l’ouverture circulaire de la grotte qui ressemble furieusement à l’iris d’un objectif photographique, le tableau du chevalet, puis cet autre œil, celui du peintre, qui est placé au point d’où s’ordonne la perspective, l’œil du spectateur enfin qui supervise le tout. Contre la dévalorisation platonicienne des images, Magritte affirme leur pouvoir : tourné vers l’extérieur, le regard de l’artiste permet de saisir d’un coup la profondeur et la surface plane, la coexistence du réel et de sa représentation, dans un rapport d’égalité. Par l’illusion, il crée une réalité.



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