Micrologies

Impiété


Dans son livre sur le procès de Socrate (1), l’historien Paulin Ismard s’interroge sur le fondement de l’accusation d’impiété portée contre Socrate. Il accorde de ce point de vue une importance particulière à l’Euthyphron, dialogue de jeunesse que Platon situe dans le contexte du procès de Socrate. En effet, l’entretien du philosophe avec le devin Euthyphron, en quoi consiste l’ouvrage, est censé avoir eu lieu en 399, l’année du procès de Socrate, et le jour même où celui-ci se rendait chez l’archonte-roi, premier magistrat de la cité, pour se voir signifier l’accusation portée contre lui par Mélétos. Pour Maurice Croiset, éditeur du texte dans la C.U.F., ce texte est d’ailleurs proche de l’Apologie, dont il serait comme le complément. Il est en tout cas marqué par l’événement du procès et de la mort de Socrate.

Il est naturel, vu l’activité de devin qu’exerce l’interlocuteur de Socrate, que la conversation porte sur la religion civique. Ismard souligne que « Socrate s’y livre à une critique assez radicale des fondements du ritualisme polythéiste et propose une approche de la piété très éloignée de celle partagée par la plupart des Athéniens ». Socrate dénonce par exemple « une relation avec les dieux sur le mode du don et du contre-don, comme de véritables échanges marchands ». Cette conception est pour lui condamnable, parce qu’elle impliquerait une dépendance des dieux par rapport aux hommes. « En somme, les rites traditionnels, qui consistent en une négociation continue avec les dieux, sont impuissants à construire la relation qui sied aux rapports entre les hommes et les dieux ».

Selon Ismard, cette conception socratique, qui fait des dieux « de lointains bienfaiteurs désintéressés », ouvre indéniablement « une faille dans le polythéisme traditionnel » ; il trouve néanmoins difficile d’y voir l’origine de la condamnation de Socrate. Le discours de Socrate est en effet moins radical que celui de bien des sophistes, et ni Platon ni Xénophon ne se sentent obligés de défendre Socrate pour cette conception de la piété. Ismard en vient à voir dans l’accusation faite à Socrate de ne pas croire aux dieux de la cité ou d’introduire de nouveaux dieux une simple catégorie technique du droit athénien, indispensable et usuelle dans tout procès pour impiété, cette dernière notion ne répondant à aucune définition juridique stricte.

En quoi consistait alors l’impiété reprochée à Socrate ? « […] L’impiété socratique tenait moins à une position théorique spécifique au sujet des dieux qu’à l’ensemble d’un comportement […] que les Athéniens perçurent comme singulièrement subversif pour la cité, […] en raison de son inscription dans la sphère publique par le biais de son enseignement. »

De fait, on peut corroborer cette analyse en remarquant que Socrate, répondant à une question du devin, subordonne l’accusation d’impiété à celle de corrompre les jeunes gens :

— Kαί μοι λέγε, τί καὶ ποιοῦντά σέ φησι διαφθείρειν τοὺς νέους ; — Ἄτοπα, ὦ θαυμάσιε, ὡς οὕτω γ᾽ἀκοῦσαι. Φησὶ γάρ με ποιητὴν εἶναι θεῶν, καὶ ὡς καινοὺς ποιοῦντα θεοὺς τοὺς δ᾽ἀρχαίους οὐ νομίζοντα ἐγράψατο τούτων αὐτῶν ἕνεκα, ὥς φησιν (2).

– Mais, enfin, comment, d’après lui, corromps-tu les jeunes gens ? – Oh ! par des moyens qui semblent très étranges à première audition, mon savant ami. Il prétend que je suis un faiseur de dieux ! Oui, c’est en alléguant que je fais des dieux nouveaux, et que je ne crois pas aux anciens, qu’il m’intente cette accusation. Tel est son dire. (trad. M. Croiset).

Ce serait donc bien davantage la pratique d’enseignement de Socrate plutôt que ses positions philosophiques qui expliqueraient le procès à lui intenté, et plus spécifiquement, selon Ismard, une « érotique pédagogique » profondément subversive » (3). C’est l’intérêt d’une telle approche historique de la figure de Socrate que de réinsérer sa pensée dans sa pratique, et sa pratique dans le contexte politique et culturel de l’Athènes de la fin du Ve siècle.

1. P. Ismard, L’Événement Socrate, Paris, 2017 [2013], voir p. 153-161.
2. Platon, Euthyphron, 3a-b.
3. L’Événement Socrate, op. cit., p. 189-197.



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