Micrologies

Voltaire le mondain...


Dans son livre L’Âge de la conversation, l’historienne italienne Benedetta Craveri consacre quelques pages à Voltaire. Le propos général de l’ouvrage, marqué notamment par l’influence de Marc Fumaroli, est de décentrer l’histoire littéraire et culturelle de la France aux XVIIe et XVIIIe siècles en mettant l’accent sur la culture mondaine développée à cette époque par l’aristocratie : le chef-d’œuvre de cette tradition, c’est selon elle l’art de la conversation développé dans les salons, et la part des femmes est considérable dans cette élaboration. On peut reprocher à cette brillante suite de notices biographiques de privilégier les éléments de continuité, de la marquise de Rambouillet à Mme de Staël, et de négliger les ruptures et les bouleversements sociologiques qui traversent la classe dominante au temps des Lumières.

C’est de ce parti-pris que procède l’approche paradoxale qui est faite ici de Voltaire (2). S’il est légitime de rappeler les attaches de l'écrivain avec le monde aristocratique, on ne saurait, par un parti-pris trop exclusivement biographique, réduire son œuvre à cet aspect. L’autrice, qui en est consciente, se livre à quelques formules qui relèvent du grand écart :

Et pourtant, ce champion de la nouveauté allait témoigner par son œuvre et ses choix de vie de la permanence du style de la civilisation mondaine française, bien qu’ait été radicalement bouleversée la vision traditionnelle du monde sur laquelle il avait fondé ses certitudes (3).

« Son œuvre et ses choix de vie » : c’est là que gît l’ambiguïté. B. Craveri a beau jeu de rappeler que Voltaire fut l’indéfectible ami du maréchal de Richelieu, l’historiographe de Louis XV, le mentor de Frédéric II, le familier de la duchesse du Maine, auprès de qui il aurait pris le goût du théâtre. Mais l’œuvre ? Le bilan est plus mince : le poème du Mondain, quelques contes, la correspondance surtout, avec « des impératrices, des rois, des reines, des électeurs, des princes souverains, des ducs, des marquis, des comtes » : sélection bien arbitraire.

L’exemple le plus caractéristique concerne l’œuvre historique de Voltaire : crédité d’avoir fondé le mythe du Grand Siècle, Voltaire voit cependant méconnu son travail méthodologique, qui renouvelle pourtant l’historiographie de son temps ; son principal mérite, selon Craveri, serait la réhabilitation de l’anecdote :

Avec Voltaire, l’anecdote si chère aux mondains, si essentielle au charme et à la variété de la conversation et à la poésie de salon, l’anecdote qui jusque là n’avait trouvé hospitalité que dans les ana, fit son entrée dans l’Histoire, non plus comme exemplum à des fins morales, pédagogiques ou démonstratives, mais comme matériau narratif, comme modalité de la prose historiographique, comme simple procédé discursif. L’habileté de l’écrivain, ou pour mieux dire son génie, lui permettait de redonner à l’anecdote sa pleine portée historique dans le contexte général du récit, sans l’y introduire de force ou lui donner valeur d’argument (4).

Témoin deux œuvres mineures et peu connues, les Anecdotes sur Louis XIV et les Anecdotes sur Pierre le Grand, publiées en 1748. On ne laisse pas d’être gêné par des œillères aussi étroites.

1. B. Craveri, L’Âge de la conversation [2001], trad. fr. Paris, 2002.
2. Op. cit., p. 274-275.
3. Ibid., p. 271.
4. Ibid., p. 273.



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