Micrologies
Dans l’Enquête d’Hérodote, le personnage d’Artabane joue un rôle fort important. C’est un notable perse, le frère de Darius (le vaincu de la première Guerre médique) et l’oncle de son successeur Xerxès ; il bénéficie à ce titre d’une autorité qui lui permet de tenir impunément des propos susceptibles de déplaire au Grand Roi. Hérodote l’utilise comme personnage de son Histoire en plaçant dans sa bouche des discours qui ne relèvent pas d’une réalité historique avérée, mais qui incarnent un point de vue prudent dans les débats préparatoires à la deuxième Guerre médique et à l’invasion de la Grèce en 480 av. J.-C. Artabane défend une ligne modérée. Ce discours de la prudence, rétrospectivement prémonitoire (puisque les Perses vont connaître la déroute) crée dans le récit un effet d’annonce d’une grande efficacité dramatique, face à Xerxès et à son général va-t-en-guerre, Mardonios, qui sous-estiment la valeur des Grecs et la difficulté de leur entreprise.
Au début du livre VII (chap. 8), le roi convoque une assemblée de notables pour leur exposer ses intentions : venger son père Darius et la défaite de Marathon en punissant les Athéniens. Mardonios prend ensuite la parole, et tient un discours à la fois belliqueux et bassement courtisan : « Maître, tu n’es pas seulement le meilleur des Perses qui ont existé, tu l’es aussi de ceux qui existeront, » etc. (chap. 9). C’est alors que, dans le silence général, Artabane prend la parole, confiant dans la protection que lui donne sa parenté avec le roi(chap. 10) : « Ô roi, si des avis contraires n’ont pas été exprimés, il n’est pas possible de faire choix du meilleur pour l’adopter, et force est de s’en tenir à celui qui est seul exprimé ; mais, s’ils l’ont été, c’est possible. » C’est là défendre une conception de la liberté de parole (parrhêsia), du débat contradictoire qui relève du modèle politique grec plutôt que du despotisme perse. Sans contredire explicitement Xerxès, Artabane lui demande pour le moins de réfléchir à sa décision et de la mûrir. Le pont de bateaux qu’il entend jeter sur l’Hellespont pour passer en Europe peut se refermer sur lui comme un piège en cas de destruction. Xerxès, courroucé, s’en tient tout d’abord à sa décision première.
Mais ce n’est là que la première étape du récit. Xerxès est ébranlé malgré tout par les arguments de son oncle et s’endort presque décidé à renoncer à son entreprise. C’est alors qu’en songe lui apparaît un spectre, qui blâme son revirement et lui intime de poursuivre son projet belliqueux. Malgré ce songe comminatoire, Xerxès annonce aux Perses le lendemain qu’il a décidé de renoncer à la guerre. Mais le spectre revient la nuit suivante et se fait plus menaçant. Xerxès imagine alors une ruse, pour vérifier que ces visions ne sont pas le produit de son imagination. Il demande à son oncle Artabane de prendre sa place et son costume et de dormir dans son lit, pour tromper le spectre. Artabane est sceptique : les songes, selon lui, reflètent surtout les préoccupations de la journée écoulée. Néanmoins il obtempère ; le fantôme lui apparaît et le menace, sans être dupe de son déguisement. Artabane, effrayé, croit voir s’exprimer la volonté des dieux et pousse désormais Xerxès à lancer son expédition.
Peu importe en fait : ce qui est intéressant, c’est la mise en scène (en récit) du processus de décision dans ce moment crucial. Plusieurs niveaux de délibération se superposent en effet : l’échange d’arguments contradictoires entre les conseillers, la psychologie hésitante du roi, dont les contradictions, selon Artabane lui-même, sont reflétées par le songe dans une sorte de « théâtre mental » ; la volonté d’un dieu trompeur, enfin, objectivée par la similitude des visions de Xerxès et d’Artabane. Il y a encore quelque chose d’archaïque, d’homérique, pourrait-on dire, dans cette superposition de causalités différentes, humaine et divine ; mais quelque chose de novateur aussi, dans cette analyse des mécanismes de la décision politique, au moment où s’est imposée la démocratie athénienne.