Micrologies

Bonnefoy et le vers français


Dans un entretien accordé en 2000, Yves Bonnefoy réfléchit sur la nature du vers français (1). Son point de départ ? On dit en italien la poetica, en anglais poetics en accentuant chaque fois la deuxième syllabe. « Mais en français on prononce la poétique avec à peine une très légère insistance sur la dernière syllabe. » De cette quasi-absence d’accent, il résulte que « les mots […] perdent dans la phrase toute chance d’autonomie » […]. « Peu de place dans la parole pour des longues, des brèves, peu d’attente d’un rythme, à moins que celui-ci ne vienne […] du sens de la phrase. » Pas moyen d’« entendre dans nos phrases une structure ïambique – une syllabe faible suivie d’une autre accentuée ».

Dans la poésie française, « pour qu’on puisse entendre les mots et pas seulement les idées qu’ils véhiculent, il faut avoir recours à un compte de syllabes », à la perception d’un « nombre récurrent », laquelle n’est possible que rétrospectivement. « On attend le bout du vers pour savoir que c’est un vers. "Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui…" aurait chuté dans la prose si Racine n’avait eu en tête que "vient te réveiller". » Situation peu naturelle par rapport aux autres langues où « la conscience et le vers avancent du même élan ». En français, « le temps de la lecture n’est plus le temps existentiel, cette fois, puisqu’il doit passer par un acte de l’intellect qui pour s’accomplir suspend l’adhésion à la chose dite ». On verse dans « des concepts », « de la généralité », « une essentialisation de tout ce qui est ».

Mais ce manque de la poésie française est compensé, selon Bonnefoy, par l’e muet. « C’est en somme tout un réseau de creux, de légers suspens, entre le plein des autres syllabes, c’est dans le vers tout un relief possible de teintes et de demi-teintes […]. Se recréent ainsi des « accents poétiques », qui mettent à distance le sens conceptuel du mot, d’autant que « l’événement du e muet dans le vers ne dépend pas de la forme d’ensemble de celui-ci […] ». L’e muet s’inscrit « dans le temps ambiant, existentiel », dans « une authentique expérience de la durée ». Il « pallie les carences du vers régulier […], répare la prosodie du français », il est « ce qui fait dire à Baudelaire que celle-ci a une existence « secrète », une capacité « mystérieuse ». »

Cet instrument n’est pas simple, conclut Bonnefoy : « La poésie en français est possible, mais elle est plus difficile qu’ailleurs sur terre. » L’intérêt de telles analyses, c’est qu’elles participent à la fois d’une connaissance technique du vers et d’une réflexion théorique sur le langage poétique et sur la fonction de la poésie, qui, pour Bonnefoy, tente difficilement de retrouver une immédiateté impossible.

1. « Sur la poésie en français », Entretien avec Béatrice Bonhomme, 2000, repris dans L’Inachevable, Paris, 2010, p. 146-174, voir p. 154-160.



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