Micrologies

Baudelaire : cadres


Roberto Calasso croit percevoir une « affinité profonde » Baudelaire et Racine (1). Il cite à ce propos Thibaudet, lequel affirmait que la vie de cour qui sert de substrat à la tragédie racinienne a son équivalent dans le Paris du XIXe siècle : « Or, Paris, comme capitale, tient au dix-neuvième siècle en Europe et dans le monde la même place que la cour de Louis XIV au dix-septième siècle (2). » Racine observait l’humanité depuis Versailles, « parce que ce lieu, justement à cause de son caractère artificiel (qui était celui de tous les cadres), exaltait l’évidence des passions, placées sous une loupe prodigieuse.  Baudelaire a vécu à Paris comme un courtisan prisonnier de Versailles (3). »

Quelle que soit la pertinence de cette analogie, elle permet à Calasso de caractériser la ville baudelairienne : «  le Paris de Baudelaire est le chaos à l’intérieur d’un cadre. La reconnaissance du chaos est essentielle, la pullulation des forces et des formes […]. Mais la présence du cadre est tout aussi essentielle, cet artifice qui délimite et sépare. » C’est le début du sonnet Le Cadre :

Comme un beau cadre ajoute à la peinture
Bien qu’elle soit d’un pinceau très vanté
Je ne sais quoi d’étrange et d’enchanté
En l’isolant de l’immense nature [...].

« C’est l’opération décisive, commente Calasso : le geste par lequel quelque chose — n’importe quelle chose — est découpé sur l’informe qui l’entoure et observé en soi.  Si toute la poésie de Baudelaire tend à se présenter comme tableau parisien, c’est parce qu’il s’agit toujours de tableaux où le cadre agit en dégageant dans le tableau lui-même une énergie dont, sans cela, on ne saisirait pas l’origine. » Par exemple, le découpage de l’espace parisien au début du Cygne, permet d’y observer le « pur changement de la « forme d’une ville » » (la disparition de l’ancien Carrousel) ; ce découpage, donc, « ouvre grand un gouffre dans la mémoire qui permet de rejoindre, en un instant, la prisonnière Andromaque […] (4). »

Ce processus est une des figures par lesquelles chez Baudelaire, dirait Karlheinz Stierle à la suite de Benjamin, la ville prend conscience d’elle-même et acquiert une lisibilité (5).

1. R. Calasso, La Folie Baudelaire [2008], trad. fr. Paris, 2011, p. 78 sq.
2. Cité par Calasso, loc. cit..
3. Ibid.
4. Ibid.
5. K. Stierle, La Capitale des signes, [1993], trad. fr. Paris, 2001.



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