Les romans féminins (on n’ose dire « féministes ») de Daniel Defoe sont d’une belle audace, sans doute supérieure à celle de Manon Lescaut, seul roman français contemporain auquel on puisse les comparer. En effet, la narration à la première personne se fait du point de vue des héroïnes, dont l’immoralité est ainsi directement assumée par le récit, sans le biais qu’introduirait le regard d’un narrateur masculin.
Sans atteindre la force de Moll Flanders, le roman sans doute inachevé Lady Roxana (1724) propose une belle figure de femme libre. Ce sont les mémoires fictifs d’une jeune femme, qui, après un mariage catastrophique qui la laisse dans la misère, choisit l’indépendance, c’est-à-dire, selon les critères de l’époque, de vivre comme une « catin », entretenue par des hommes riches à qui elle abandonne son corps sans sacrifier sa liberté. Elle acquiert par ce moyen une fortune considérable, qu’elle place en gestionnaire avisée, donnant les plus grands détails sur l’état de son patrimoine et de ses revenus. Le livre se rattacherait plutôt au genre picaresque, sauf que les péripéties ne sont pas si nombreuses et que l’analyse y tient une grande place, comme chez les contemporains de Defoe, Marivaux ou Prévost.
Le sommet du livre est une longue discussion de Roxana avec l’un de ses amants, un marchand hollandais, riche, probe, compréhensif, qui l’aime d’un amour partagé, mais qu’elle refuse d’épouser, contre tout bon sens, afin de ne pas aliéner sa liberté. Un tel comportement féminin ne se conçoit bien sûr qu’accompagné de tout un discours de réprobation morale, que rend possible la narration rétrospective faite par l’héroïne assagie (un peu comme dans La Vie de Marianne). Un dénouement allusif qui évoque un « châtiment du ciel », des conseils moralisants tirés de l’expérience de la jeune femme (« N’épousez pas un sot ») restent bien en-deçà de la forte impression laissée par le personnage.
On trouve une excellente étude de ce roman sur Wikipedia (1).