Les auteurs chrétiens de l’Antiquité, tel Jérôme, sont constamment amenés à devoir concilier leur culture classique avec leur foi. C’est ce que tente Prudence (348 – v. 410) dans son poème Contre Symmaque en combinant avec audace les Géorgiques de Virgile et l’Évangile. Il proteste dans ce texte contre l’amalgame indûment opéré par son adversaire, le sénateur païen Symmaque : non, ce ne sont pas les brimades imposées aux Vestales par l’empereur Gratien qui ont provoqué la famine en Italie, comme le prétendent les tenants du paganisme. Pour le montrer, il se lance dans l’éloge d’une agriculture chrétienne, morceau où il paraphrase la parabole du semeur (Matth. 13, 4-8) :
La mise en vers, assez fidèle, du texte des Évangiles synoptiques, recourt aux procédés d’amplification de la poésie classique. Ainsi du passage sur les oiseaux, transposé du début à la fin de la parabole, sans doute parce qu’il est le plus frappant : « Voici que le semeur sortit pour semer. Comme il semait, des grains sont tombés au bord du chemin, et les oiseaux sont venus tout manger. » dit Matthieu (trad. AELF). On voit que la construction enchâssée du vers 1034 fait la part belle aux « corbeaux immondes » et aux « honteux outrages ». Comme l’agriculteur prépare sa terre, le chrétien doit préparer son âme à recevoir la parole divine. Le point essentiel, c’est que le sens littéral de la parabole est mis au même niveau que son sens allégorique. Le Christ s’adresse aussi bien au paysan qu’au chrétien. Ainsi, on ne peut s’étonner de la façon dont le message évangélique est introduit : L’apostrophe initiale est virgilienne : le vers de Prudence : O felix nimium, sapiens et rusticus idem, fait écho à celui des Géorgiques : O fortunatos nimium, sua si bona norint, agricolas(Géorgiques 2, 458).
Le passage combine en effet dans un même mouvement l’éloge de l’agriculture et celui des semailles divines étroitement associées (sapiens et rusticus idem, terras animumque, utrisque), grâce à des termes polysémiques : colens, inpendit curam pervigilem. Le paysan chrétien s’occupe avec le même soin de ses moissons et de son salut. La fin du passage le confirme :
Le message universel de l’Évangile, contaminé ici par la lecture de Virgile, semble spécifiquement recentré vers l’agriculteur, chrétien par excellence, qui prépare « à la fois » (simul) et « non moins » (ne… minus… quam) la moisson de son âme et celle de son champ.