Micrologies

Prudence : le Christ agronome


Les auteurs chrétiens de l’Antiquité, tel Jérôme, sont constamment amenés à devoir concilier leur culture classique avec leur foi. C’est ce que tente Prudence (348 – v. 410) dans son poème Contre Symmaque en combinant avec audace les Géorgiques de Virgile et l’Évangile. Il proteste dans ce texte contre l’amalgame indûment opéré par son adversaire, le sénateur païen Symmaque : non, ce ne sont pas les brimades imposées aux Vestales par l’empereur Gratien qui ont provoqué la famine en Italie, comme le prétendent les tenants du paganisme. Pour le montrer, il se lance dans l’éloge d’une agriculture chrétienne, morceau où il paraphrase la parabole du semeur (Matth. 13, 4-8) :

O felix nimium, sapiens et rusticus idem,
qui terras animumque colens inpendit utrisque
curam pervigilem, quales quos inbuit auctor
Christus, et adsumptis dedit haec praecepta colonis.
Semina cum sulcis committitis, arva cavete
dura lapillorum macie, ne decidat illic
quod seritur, primo quoniam praefertile germen
luxuriat, suco mox deficiente sub aestu
sideris igniferi sitiens torretur et aret ;
neve in spinosos incurrant semina vepres,
aspera nam segetem surgentem vincula texunt
ac fragiles calamos nodis rubus artat acutis ;
et ne iacta viae spargantur in aggere grana,
haec avibus quia nuda patent passimque vorantur
inmundisque iacent foeda ad ludibria corvis
(II, 1020-1034).

Ô trop heureux l’homme qui vit à la fois en sage et en paysan, qui cultive ses terres et son âme, qui consacre aux unes et à l’autre un soin vigilant, comme ceux que le Christ a imprégné de sa parole, qu’il a pris pour ses métayers en leur donnant ces préceptes : «  Quand vous confiez les graines aux sillons, prenez garde aux champs que durcit l’aridité des pierres ; n’y laissez pas tomber la semence, parce que, si d’abord l’embryon merveilleusement fertile pousse avec exubérance, bientôt la sève vient à manquer sous la chaleur torride de l’astre enflammé ; le voilà altéré, grillé, desséché. Que les graines n’aillent pas non plus tomber dans des buissons épineux, car ceux-ci entrelacent leurs liens rugueux autour du blé qui lève, et la ronce étouffe de ses nœuds piquants les tiges fragiles. En jetant les grains, ne les répandez pas sur la chaussée de la route, parce qu’ils sont exposés, à découvert, aux oiseaux, sont dévorés de tous côtés, et gisent à l’abandon, honteusement livrés au bon plaisir des corbeaux immondes » (trad. M. Lavarenne).

La mise en vers, assez fidèle, du texte des Évangiles synoptiques, recourt aux procédés d’amplification de la poésie classique. Ainsi du passage sur les oiseaux, transposé du début à la fin de la parabole, sans doute parce qu’il est le plus frappant : « Voici que le semeur sortit pour semer. Comme il semait, des grains sont tombés au bord du chemin, et les oiseaux sont venus tout manger. » dit Matthieu (trad. AELF). On voit que la construction enchâssée du vers 1034 fait la part belle aux « corbeaux immondes » et aux « honteux outrages ». Comme l’agriculteur prépare sa terre, le chrétien doit préparer son âme à recevoir la parole divine. Le point essentiel, c’est que le sens littéral de la parabole est mis au même niveau que son sens allégorique. Le Christ s’adresse aussi bien au paysan qu’au chrétien. Ainsi, on ne peut s’étonner de la façon dont le message évangélique est introduit : L’apostrophe initiale est virgilienne : le vers de Prudence : O felix nimium, sapiens et rusticus idem, fait écho à celui des Géorgiques : O fortunatos nimium, sua si bona norint, agricolas(Géorgiques 2, 458).

Le passage combine en effet dans un même mouvement l’éloge de l’agriculture et celui des semailles divines étroitement associées (sapiens et rusticus idem, terras animumque, utrisque), grâce à des termes polysémiques : colens, inpendit curam pervigilem. Le paysan chrétien s’occupe avec le même soin de ses moissons et de son salut. La fin du passage le confirme :

His Deus agricolam confirmat legibus ; ille
ius caeleste Patris non summa intelligit aure,
sed simul et cordis segetem disponit et agri,
ne minus interno niteant praecordia cultu
quam cum laeta suas ostentant iugera messes
. (II, 1035-1039)

Tels sont les préceptes par lesquels Dieu encourage l’agriculteur. Celui-ci ne prête pas à la loi du Père une oreille distraite, mais il prépare la moisson de son âme en même temps que celle de son champ, de crainte que la culture intérieure de son cœur ne resplendisse moins que ses riches arpents étalant leurs moissons.

Le message universel de l’Évangile, contaminé ici par la lecture de Virgile, semble spécifiquement recentré vers l’agriculteur, chrétien par excellence, qui prépare « à la fois » (simul) et « non moins » (ne… minus… quam) la moisson de son âme et celle de son champ.



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