Nul n’était mieux placé que Jean Starobinski, médecin, psychiatre et historien des idées, pour tirer au clair la question de la bile noire (ou « atrabile »), cette humeur supposée à qui on attribuait la mélancolie, qui en tire son nom grec. Dans sa thèse de médecine (1), il rappelle que cette substance imaginaire apparaît dans les textes hippocratiques : humeur naturelle du corps, elle peut se déplacer ou se corrompre, engendrant crainte et tristesse. C’est sans doute l’observation de vomissements ou de selles noirs qui en a suggéré l’idée aux médecins grecs et c’est la couleur foncée de la rate qui leur a fait penser qu’elle en pouvait être le siège. Elle permettait de compléter le système symétrique des quatre humeurs (sang, lymphe, bile et bile noire), liées aux quatre éléments et à leurs quatre qualités (chaud, froid, sec et humide). Cette théorie des quatre humeurs est traditionnellement attribuée à Polybe, gendre d’Hippocrate. Mais c’est déjà l’adjectif « melancholos » qui, chez Sophocle, qualifie le poison qui imprègne les flèches d’Héraclès, trempées dans le sang de l’hydre de Lerne. Starobinski reprend aussi à Bachelard le concept d’« imagination substantielle » pour qualifier cette humeur où se concentrent « les puissances néfastes de la couleur noire et les propriétés corrosives de la bile ». La bile noire est de ces « substances concentrées, qui rassemblent dans le plus petit volume un maximum de puissances actives, agressives, rongeantes » (2).
Comment s’explique la longue persistance de cette théorie, contre toute évidence physiologique ? En fait, soutient Starobinski, « l’atrabile est la condensation imagée de l’expérience directe que nous pouvons faire de la mélancolie et de l’homme mélancolique. […] Cette humeur noire restait la représentation la plus satisfaisante et la plus synthétique d’une existence dominée par le souci du corps, alourdi de tristesse, pauvre en initiatives et en mouvement (3). » Elle laisse des traces dans les images que nous utilisons, ne serait-ce que celle des « idées noires ». Ainsi, « l’atrabile est une métaphore qui s’ignore, et qui prétend s’imposer comme un fait d’expérience ». C’est « un investissement par le dedans », « un parasitisme humoral : quelque chose, en nous, se tourne contre nous. C’est un « Styx intime », « l’étang « stymphalisé », l’eau mêlée de ténèbres substantielles dont parle Gaston Bachelard » (4).
C’est d’ailleurs par cette substance que passait à l’époque moderne« la frontière litigieuse » dans le débat entre médecins et théologiens au sujet de la possession démoniaque. Les premiers ne niaient pas la possibilité de la possession, ni les seconds l’existence de maladies naturelles, mais où fixer la démarcation ? « Faut-il entreprendre des exorcismes dans tous les cas où le médecin perd son latin ? » Faut-il expliquer convulsions ou extases par des vapeurs atrabilaires ? Tous s’accordent cependant pour déclarer que « la mélancolie est le milieu propice à la pénétration de l’esprit malin ; melancholia balneum diaboli » (5).