Micrologies

Coq


Dans son ouvrage Les Expériences de Tirésias (1), Nicole Loraux entreprend d’affiner la conception dominante qui veut que la cité, en Grèce, se construise sur l’exclusion des femmes. Elle admet la validité globale de cette formule, mais, pour sa part, se préoccupe moins de la réalité institutionnelle que des représentations qui la sous-tendent, moins des femmes que du féminin. De ce point de vue, elle voit dans l’exclusion de la féminité « l’effort durable du politique pour refouler sur ses marges une tradition adverse ou, du moins, autre […], qui [...] postule qu’un homme digne de ce nom est plus viril d’abriter en soi de la féminité. » L’identité (masculine), est, selon elle, « virtuellement travaillée par de l’autre ».

Le premier exemple qu’elle prend est emprunté aux Nuées d’Aristophane. Socrate y propose à son nouveau disciple Strepsiade un exercice qui a pour effet de « déconstruire » plaisamment les genres grammaticaux du masculin et du féminin (v. 658-699) et pour conséquence de déstabiliser son interlocuteur. Loraux se réfère au début de ce passage (v. 658-667).

Parmi les noms de quadrupèdes masculins que lui demande d’énumérer Socrate, Strepsiade cite alektruôn, le coq. Sans relever une première incongruité (« quadrupèdes ») Socrate se récrie sur ce qu’il considère comme une seconde erreur : le mot alektruôn, qui n’a pas de féminin ne peut pourtant pas être considéré comme pleinement masculin, puisqu’il englobe aussi la femelle. Pour désigner celle-ci, il faudrait inventer un féminin, alektruaina, ce que Socrate n’hésite pas à faire. Un autre terme inventé, alektôr, pourrait alors servir à désigner spécifiquement le mâle.

Ce passage pose un problème particulier de traduction : le mot alektruôn désigne en effet toute l’espèce, mâle et femelle, mais il ne s’emploie qu’au masculin : on ne peut le traduire ici par le mot « coq », terme franchement genré en français. H. Van Daele, dans la C.U.F., transpose par « oiseau » ; V.-H. Debidour, lui, choisit « merle » :

SOCRATE : Il faut que tu apprennes d’autres choses avant ça : la correction des termes. Par exemple, chez les quadrupèdes, quels sont les mâles ?
TOURNEBOULE [Strepsiade] : Les mâles ? Je les connais bien !… faudrait que je sois maboul ! bélier, bouc, taureau, chien, merle…
SOCRATE : Tu vois ? Tu dérailles ! Merle, tu le dis aussi bien pour la femelle que pour le mâle.
TOURNEBOULE : Comment ça, dis ?
SOCRATE : Comment ? papa merle et maman merle.
TOURNEBOULE : Cré nom, c’est vrai ! Et qu’est-ce qu’il faut que je dise à présent ?
SOCRATE : Pour elle, merluche, et pour lui, merlan.
TOURNEBOULE : Merluche ? Cieux des airs !

Cependant, N. Loraux prend la plaisanterie au sérieux :

« Sans doute le spectateur athénien était-il censé rire haut et fort, mais on pariera qu’il riait moins de la balourdise de Strepsiade que de l’absurdité d’un philosophe qui veut donner un féminin au mot coq. [...] À n’en pas douter, Aristophane veut faire rire le public aux dépens d’un sage aussi insensé, et la recette est bonne. Mais un lecteur soucieux d’y comprendre un peu plus avec le recul de la distance devinera, peut-être, sous le burlesque, un enjeu théorique d’une tout autre portée : le débat authentiquement socratique qui, jusqu’à l’impossible, fait jouer le féminin sur le masculin. Nul doute que Platon s’en soit souvenu... »

Et la poule ? Le grec, en effet, ne dispose d’aucun mot propre pour la nommer. On recourt, semble-t-il, au féminin du mot « oiseau » : hê ornis. On peut s’étonner que cette langue si riche n’ait pas de terme pour désigner, selon les mots du conseiller Lieuvain, « ce modeste animal, ornement de nos basses-cours, qui fournit à la fois un oreiller moelleux pour nos couches, sa chair succulente pour nos tables, et des œufs »...

1. N. Loraux, Les Expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris, 1989, voir p. 7-9.



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