Montaigne évoque avec quelque complaisance son défaut de mémoire (1).
Or, dit-il, « c’est le receptacle et l’estuy de la science, que la mémoire : l’ayant si deffaillante je n’ay pas fort à me plaindre, si ne ne sçay guere. »
Dans ses lectures notamment, il s’approprie les opinions d’autrui sans plus se souvenir de leur origine :
Je feuillette les livres, je ne les estudie pas : ce qui m’en demeure, c’est chose que je ne reconnois plus estre d’autruy ;
c’est cela seulement dequoy mon jugement a faict son profict, les discours et les imaginations dequoy il s’est imbu ;
l’autheur, le lieu, les mots et autres circonstances, je les oublie incontinent.
Et suis si excellent en l’oubliance que mes escrits mesmes et compositions, je ne les oublie pas moins que le reste.
On m’allegue tous les coups à moy-mesme sans que je le sente.
Qui voudroit sçavoir d’où sont les vers et exemples que j’ay icy entassez, me mettroit en peine de le luy dire […].
Ce n’est pas grand merveille si mon livre suit la fortune des autres livres et si ma memoire desempare ce que j’escry comme ce que je ly, et ce que je donne comme ce que je reçoy.
Ce que Montaigne décrit ici, tout autant qu’un trait psychologique, c’est en fait un processus d’écriture qui se nourrit des lectures qui l’informent, mais aussi les déracine pour les incorporer dans un nouveau discours où elles se fondent :
dialectique intéressante que cette pratique de « transplantation » qui tient le milieu entre l’imitation et la création.
La fausse question de l’« originalité » se dissout ainsi dans une pratique textuelle de réécriture à quoi elle se résume :
« Montaigne », pourrait-on dire, c’est une certaine façon de citer.
Antoine Compagnon, dans son livre-somme sur la citation (2), souligne l’ambiguïté de cette absence de mémoire, qui selon lui a tout d’un refus :
L’absence de mémoire a pour corollaire le salut de Montaigne, sa dénonciation de la scolastique.
[…] Montaigne n’a pas de mémoire parce qu’il n’en veut pas. […]
C’est que la mémoire des livres empêche d’écrire – d’écrire comme Montaigne le désire, c’est-à-dire tout simplement d’écrire au lieu de commenter ou de copier.
[…] Pour écrire, il faut d’abord mettre les livres de côté, quitte à les reprendre ensuite pour ajouter des suscriptions, comme le fait Montaigne.
Les citations ajoute Compagnon, viennent après coup, comme par hasard, comme non nécessaires.
« Par une heureuse amnésie, conclut-il, feinte ou réelle, qu’importe, les Essais sont les troubles de la mémoire de Montaigne. »
1. Essais, II, 17, « De la présomption », Bibliothèque de la Pléiade, p. 690. 2. La Seconde Main, [1979], 2016, p. 368 sq.
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