Micrologies

Montaigne et le calendrier


C’est en 1582, qu’a eu lieu la réforme « grégorienne » du calendrier. Pour faire à nouveau coïncider avec l’année solaire un calendrier inchangé depuis Jules César, le pape Grégoire XIII supprima dix jours de cette année-là : en France, on passa directement du 9 au 20 décembre. Montaigne s’en fait l’écho, mais ce n’est pas tant l’événement qui intéresse l’écrivain que son retentissement intime. Il l’évoque à deux reprises dans les Essais :

Mon monde est failly, ma forme est vuidée ; je suis tout du passé, et suis tenu de l’authorizer et d’y conformer mon issue. Je veux dire cecy : que l’eclipsement nouveau des dix jours du Pape m’ont prins si bas que je ne m’en puis bonnement accoustrer. Je suis des années ausquelles nous comtions autrement. Un si ancien et long usage me vendique et rappelle à soy. Je suis contraint d’estre un peu heretique par là, incapable de nouvelleté, mesme corrective : mon imagination, en despit de mes dents, se jette tous jours dix jours plus avant, ou plus arriere, et grommelle à mes oreilles (1).

Pourquoi, dans la gêne qu’il éprouve, Montaigne se sent-il « un peu heretique » ? Peut-être parce que les huguenots, explique une note de la Pléiade (2), avaient au début refusé ce nouveau calendrier : ne venait-il pas du pape ? Mais l’essentiel n’est pas là : ce qui est en cause, c’est que Montaigne attribue sa difficulté d’adaptation à une sclérose qui l’attache au passé et aux habitudes qu’il y a contractées, et qui l’empêche de s’adapter à la nouveauté. S’adapter, pense-t-il, c’est bon pour ceux qui ont un avenir. « Le temps me laisse. Sans luy rien ne se possede. » Cependant il ne se sent pas attaché tout d’une pièce au passé : il est en fait tiraillé, suffisamment lucide pour constater et moquer sa propre insuffisance. Le « je » qui parle est divisé : c’est à la fois l’homme vieillissant qui, dans le présent vit toujours au passé, et celui qui, écrivant, s’insurge contre cet état de choses.

Mais dans l’essai suivant (3), quelque temps a passé, et le point de vue de Montaigne sur la réforme du calendrier a changé du tout au tout :

Il y a deux ou trois ans qu’on acoursit l’an de dix jours en France. Combien de changemens devoient suyvre cette reformation ! Ce fut proprement remuer le ciel et la terre à la fois. Ce neantmoins, il n’est rien qui bouge de sa place : mes voisins trouvent l’heure de leurs semences, de leur recolte, l’opportunité de leurs negoces, les jours nuisibles et propices, au mesme point justement où ils les avoyent assignez de tout temps. Ny l’erreur ne se sentoit en nostre usage, ny l’amendement ne s’y sent. Tant il y a d’incertitude par tout, tant nostre apercevance est grossiere, obscure et obtuse.

De nouveau Montaigne pointe une discordance ; cependant celle-ci ne se situe plus entre le monde et soi, révélant la rigidité de l’être incapable de s’adapter, mais entre soi et soi, témoignant de la mutabilité de la nature humaine, de sa capacité d’adaptation, soulignant la distance entre les sentiments présents et ceux d’un passé pourtant récent : ainsi, on est passé d’une angoisse intime à une réflexion plus générale et plus distante qui porte d’abord sur les autres, les « voisins ». L’immobilité n’est plus du côté d’un moi sclérosé, mais d’un monde qui suit son cours invariable, auquel les hommes se plient inévitablement. En se référant à cette immutabilité du monde, Montaigne ne fait que souligner par contraste la variabilité des êtres et l’incertitude de tout jugement ; dans ce constat, le « nous » final l’inclut. Pas de condamnation portée contre ces errements dans les opinions, mais un constat désabusé des limites humaines.

1. Essais, III, 10, « De mesnager sa volonté », Bibliothèque de la Pléiade, p. 1056.
2. Ibid. p. 1807, n.2.
3. III, 11, « Des boîteux », op. cit. p. 1071.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.