Micrologies

Multilinguisme


Dans son Apologie, brillant discours prononcé puis rédigé à l’occasion d’un procès qui l’opposait aux parents de sa femme, Apulée fournit au passage un intéressant témoignage sur le multilinguisme qui avait cours dans l’Afrique romaine au IIe siècle de notre ère (1). C’est à propos de l’un de ses adversaires, Sicinius Pudens, fils né d’un premier mariage de sa femme Pudentilla. Loquitur numquam nisi Punice et si quid adhuc a matre graecissat ; enim Latine loqui neque uult neque potest. « Il ne parle jamais que punique, à part quelques mots de grec qui lui viennent encore de sa mère ; quant au latin, il ne sait ni ne veut le parler » (trad. P. Valette). la Libye d’où est originaire Pudentilla (Œa, l’actuelle Tripoli) est dans le champ de la langue grecque, mais aux portes de l’Afrique (la Tunisie actuelle) latinisante. Pudentilla porte bien un nom latin, mais apparemment, elle n’a transmis que des éléments de grec à son fils. Quant à la langue vernaculaire, le punique, elle apparaît comme inférieure aux deux langues de culture. On peut supposer une supériorité de la langue administrative, le latin : c’est celle qu’écrit Apulée ; c’est devant un magistrat romain que se tient le procès.

Le linguiste Louis-Jean Calvet cite ce passage dans son livre La Méditerranée mer de nos langues (2). Il estime que le punique est la langue commune des membres de la famille de Pudentilla. « La mère parle également le grec, l’un des frères ne parle que le punique tandis que l’autre serait instruit en latin et en grec. » À cette époque, note-t-il, «  il était considéré comme scandaleux, « impie », honteux de ne pas savoir parler latin, comme valorisant de pouvoir parler grec. Et cette incapacité à parler latin suffisait, pour Apulée, à disqualifier un témoin : en bref, le fait de ne parler que punique était socialement dévalorisant. » Calvet cite également le cas de la famille de l’empereur Septime Sévère, lui aussi originaire d’Afrique : il parlait les trois langues, mais renvoya de Rome sa sœur, qui, à la grande honte du prince, ne savait pas parler latin.

Parlé encore au IIe siècle dans des familles aisées, le punique ne résistait plus au Ve siècle que dans les campagnes, selon le témoignage d’Augustin. Alors que les villes avaient acquis rapidement un monolinguisme latin, les campagnes étaient passées lentement au bilinguisme (latin / punique) avant d’abandonner progressivement leur langue initiale. C’est un phénomène que ce linguiste nomme de façon expressive « glottophagie ».

1. Apulée, Apologie, XCVIII,8.
2. L.-J. Calvet, La Méditerranée mer de nos langues, Paris, éd. de poche 2020, [2016], p. 63 sq.



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