Micrologies

Rousseau et Montaigne


On ne peut se défendre de l’impression que Rousseau connaissait ce passage de Montaigne (1) :

Et puis me trouvant entierement despourveu et vuide de toute autre matiere, je me suis presenté moy-mesmes à moy pour argument et pour subject. C’est le seul livre au monde de son espece, et d’un dessein farousche et extravaguant.

Voilà qui rappelle le célèbre préambule des Confessions :

Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature, et cet homme, ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes etc.

Ce qui frappe en effet dans les deux passages, c’est l’usage des pronoms personnels de la première personne : "je", comme énonciateur, "moi" comme objet du discours, "moi" de nouveau ("à moi", "à mes semblables") comme destinataire de l’acte d’énonciation. On y trouve aussi la même revendication d’originalité, voire d’unicité pour le texte.

Mais les différences entre les deux textes n’en sont pas moins évidentes. La première tient à la modestie rhétorique de Montaigne : s’il revendique le caractère unique de son entreprise c’est pour excuser la médiocrité du sujet : sa propre personne (« un subject si vain et si vil », ajoute-t-il). Rousseau, lui, revendique orgueilleusement à la fois l’audace et la nouveauté de son projet, qu’’il justifie par la différence que présente selon lui sa personne : « Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. »

La deuxième différence, d’ailleurs liée à la première, tient à l’énonciation. Tous deux rapprochent le "je" sujet et le "moi" objet, mais l’usage qu’ils font du "à moi" pour le destinataire est en fait assez dissemblable. Le retour sur soi de Montaigne (« moy-mesmes à moy ») ne concerne en réalité que son activité d’écriture. Le texte, préface à l’essai qui va suivre, a un autre destinataire : c’est en fait une adresse à Mme d’Estissac, dédicataire de ce chapitre, et donc à tous les lecteurs. Cette ouverture vers le public n’a rien à voir avec le fier solipsisme de Rousseau (« Moi seul »), à la fois émetteur, référent et destinataire de son propre discours : l’expression « à mes semblables » opère en effet une réduction de l’altérité du lecteur, ramené à l’auteur. Quand Montaigne s’excuse de ce recours à la première personne, Rousseau le revendique (envers et contre tous) : il s’offre et se dérobe à la fois à un public de lecteurs (dont il craint le jugement) et au juge divin. L’un publie de son vivant, l’autre garde son texte pour lui-même et le réserve pour une édition posthume.

Ces deux modes rhétoriques renvoient certes à la personnalité de chaque auteur, mais aussi à la façon dont chacun à sa façon entend se démarquer des pratiques sociales de l’écrit en usage de son temps, qui condamnent de toute façon l'emploi immodéré du "je".

1. Montaigne, Essais II, 8, « De l’affection des peres aux enfants », Pléiade p. 404.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par Ionos.