Micrologies

Camille


Dans l’Énéide de Virgile, le personnage de Camille apparaît pour la première fois au livre VI (v. 803-817). Cette vierge guerrière qui vient soutenir les troupes de Turnus, l’adversaire d’Énée, sur le sol du Latium, est calquée sur les figures mythiques des Amazones grecques et notamment celle de Penthésilée, tuée par Achille devant Troie selon une légende qui n’est pas rapportée par Homère dans l'Iliade, mais qui est représentée notamment sur un célèbre vase attique à figures noires du peintre Exékias.

ArchaiOptix, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons
Achille et Penthésilée, via Wikimedia Commons.

Le nom de Camille vient conclure le long catalogue des forces réunies par Turnus, sur le modèle des catalogues d’Homère. Apparaissant ainsi à la fin de cette énumération, elle est comme isolée des autres guerriers. Ceux-ci sont tous liés à une terre, à un peuple, à des légendes locales : ils sont enracinés dans un passé, mais aussi dans un avenir : ils préfigurent les Romains de l’époque historique, les contemporains de Virgile, qui reçoivent ainsi, rétrospectivement, une origine mythique (1). De Camille, on nous dit simplement qu’elle est Volsque (Volsca de gente) : c’est une guerrière sans terre, sans ancêtres, sans origine ni passé. A la différence des autres guerriers, enserrés dans des réseaux d’appartenance fictifs, elle est une figure isolée, purement mythique, imaginée d’après Penthésilée, Hippolyte ou autres Amazones. Sans passé, elle n’a pas non plus d’avenir, vierge guerrière qui meurt jeune et sans descendance.

On peut noter aussi que Camille, figure mythique, est un personnage « hors-sol », au sens propre du terme : voici comment le poète décrit sa course rapide :

Illa uel intactae segetis per summa uolaret
gramina nec teneras cursu laesisset aristas,
uel mare per medium fluctu suspensa tumenti
ferret iter celeris nec tingueret aequore plantas
(VII, 908-811).

Elle volerait sur la cime d’une moisson sans l’effleurer, sans en blesser dans sa course les tendres épis ; au milieu de la mer, suspendue sur les flots gonflés, elle irait son chemin sans tremper dans les eaux la plante de ses pieds rapides (trad. P. Veyne).

Hyperboles, certes, mais qui situent le personnage dans la fiction : un cran au-dessus des autres.

On peut noter aussi que la figure de l’Amazone Penthésilée a été évoquée par Virgile au début de son poème  (I, 490-497) : elle est représentée sur les fresques, qui, à Carthage, sur les murs du palais de la reine Didon, dépeignent les principaux épisodes de la guerre de Troie à laquelle participa cette reine. Qui plus est, cette apparition est placée à la fin de la description de ces peintures et précède directement l’entrée en scène, dans le poème, de la reine de Carthage. Cette juxtaposition est éminemment significative : Penthésilée est le trait d’union entre Didon et Camille, les deux ennemies d’Énée.

Ducit Amazonidum lunatis agmina peltis
Penthesilea furens, mediisque in milibus ardet,
aurea subnectens exsertae cingula mammae,
bellatrix, audetque uiris concurrere uirgo.
Haec dum Dardanio Aeneae miranda uidentur,
dum stupet, obtutuque haeret defixus in uno,
regina ad templum, forma pulcherrima Dido,
incessit magna iuuenum stipante caterua
(I, 490-497)  .

Penthésilée déchaînée conduit ses bataillons d'Amazones aux boucliers échancrés ; ardente et scintillante au milieu de ses millers de compagnes, nouant un baudrier d'or sous son sein découvert, cette vierge guerrière ose rivaliser avec les hommes. Tandis que ces merveilles s'offrent aux yeux du Dardanien Énée, qu'il est immobile d'étonnement, absorbé dans cette seule contemplation, la reine Didon, éclatante de beauté, s'avançait vers le temple, escortée par toute une troupe en armes (trad. P. Veyne).

C’est de plus la Camille de Virgile, précise l’édition Lejay, qui inspire la Penthésilée de Quintus de Smyrne (IIIe ou IVe siècle ap. J.-C.) dans sa Suite d’Homère, notre principale source littéraire sur le mythe de l’Amazone : la boucle est bouclée. Camille est une guerrière sans enfants, mais non sans postérité : la Bradamante ou la Marphise de l’Arioste, la Clorinde du Tasse sont ses descendantes directes.

1. Voir F. Dupont, Rome, la ville sans origine, Paris, 2011.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.