Micrologies

Les Contes du tavernier


Sept des romans écossais de Walter Scott ont été regroupés par l’auteur sous le titre de Contes du tavernier ou Contes de mon hôte (Tales of my Landlord). Mais le tavernier du village écossais imaginaire de Glandercleuch, où ces récits sont censés avoir été recueillis, n’en est pas le narrateur. En fait, ils sont attribués par la fiction à un certain Jedediah Cleishbotham, sacristain et maître d’école du village, qui est censé avoir signé aussi une introduction générale à la série romanesque (1). Dans un style d’une comique grandiloquence, Cleishbotham évoque la pittoresque ambiance de l’auberge du coin ; les récits qu’y ont fait les voyageurs sont la matière des histoires qu’il donne à lire. Mais il finit par avouer qu’il n’est pas lui-même le rédacteur de ces Contes ; il n’a fait que publier les textes laissés à son décès par son jeune assistant, Peter (ou peut-être Patrick) Pattieson... non sans les avoir retravaillés pour se mettre lui-même en valeur. Tout cela plein d’un humour délicieux.

Ce dispositif complexe était destiné, selon les éditeurs de la Pléiade, à dissimuler la véritable identité de l’auteur, qui n’a pas signé ses premiers romans : cette production eût pu paraître indigne d’un respectable magistrat comme lui. Mais il y a plus, comme le montre l’exemple du Nain noir, l’un des Contes du Tavernier. La superposition des différentes instances narratives donne certes à ce roman un ancrage historique (l’auteur situe son histoire en 1708 au moment d’une tentative de débarquement en Écosse du prétendant jacobite), mais aussi une aura merveilleuse liée à des légendes et des traditions populaires : dans la fiction proprement dite, c’est un vieux berger, Bauldie, qui, après avoir absorbé passablement de punch, rapporte l’histoire du Nain noir telle qu’elle est donnée dans le roman. Cependant, une note postérieure de l’auteur insiste sur l’existence réelle du personnage en en faisant « une légende solidement attestée ». Cleishbotham, quant à lui, note « les détails exagérément merveilleux dont la superstition [a paré cette histoire] » tandis que l’auteur prétend fournir avec telle légende « le récit le plus récent et le plus authentique de l’apparition du Nain noir ». De plus, quand il republie en 1830 ce texte de 1816, Scott y ajoute une introduction, où il affirme avoir rencontré en 1797 un modèle réel de son personnage principal : un certain David Ritchie, difforme et rejeté, qui vivait en solitaire dans une cabane sur la lande. Tout ce dispositif vise donc à créer la confusion sur la nature du récit présenté, entre légende populaire, substrat historique et fiction romanesque, entre élaboration collective d’un mythe et parole individuelle du narrateur (des narrateurs). Conformément à la conception de l’époque romantique, le romancier est celui qui porte à l’écriture, à la visibilité littéraire le fonds oral et collectif qu’il retravaille.

Les pièces liminaires du Cœur du Midlothian, autre roman de Scott, présentent la même complexité : introduction qui donne les sources historiques de l’inspiration de l’auteur, et nomme le modèle de l’héroïne principale ; épître au lecteur de Jedediah Cleishbotham, qui atteste que le récit provient bien des notes d’auberge de Pattieson ; premier chapitre qui explique comment les événements du récit (qui ramènent au début du XVIIIe siècle) furent un jour narrés à l’auberge par des voyageurs. Là encore, le romancier mêle l’imagination romanesque la plus vive avec une documentation historique et ethnographique des plus solides. C’est un romantisme « à l’allemande », beaucoup plus enraciné dans la culture populaire que son équivalent français.

1. Voir Walter Scott, Waverley et autres romans, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 2003, p. 1343-1350.



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