Dans les chapitres de ses mémoires que Casanova consacre à sa détention « sous les Plombs » de Venise, on peut constater un notable changement de ton dans le récit (cet épisode, qu’il aimait à raconter en société, fit d’ailleurs l’objet d’une pré-publication en 1778). La réclusion, la solitude, l’immobilité forcée amènent le détenu à un retour sur soi plutôt inhabituel chez cet extraverti, et qui se traduit notamment par l’usage d’un vocabulaire psychologique digne du roman (1). C’est ainsi que débute sa prison : « Accablé, et abasourdi, je mets les coudes sur la hauteur d’appui de la grille. […] Tombé dans la rêverie la plus profonde, mes bras toujours croisés sur la hauteur d’appui, j’ai passé là huit heures immobile, dans le silence, et sans jamais bouger. » Ce sont ensuite, dans le langage hyperbolique de l’exaltation romanesque, les passions les plus violentes qui l’agitent : « rage », « indignation », « désespoir », « noire colère », « chagrin ». « frayeur », « effroi », « horreur » p. 905-906. À l’apathie succède parfois l’agitation la plus violente, dans laquelle aussi il s’observe : « Je suis devenu comme un forcené hurlant, frappant des pieds, pestant, et accompagnant de hauts cris tout le vain tapage que mon étrange situation m’excitait à faire. »
Mais ce mouvement de retour sur soi est aussi celui de la distance réflexive :
De l’aspect convenu de des pages, il ne faudrait pas conclure pour autant à leur caractère factice : pensées et émotions peuvent être vrais, mais ils ne trouvent à s’exprimer que dans le langage codé du roman, le seul que dont dispose sans doute Casanova pour rendre compte de cette situation inédite : avec lui, l’autobiographie est un genre neuf qui s’invente. Il faut ajouter que cet état d’esprit ne dure pas : les contraintes matérielles de la vie en prison, les échanges avec geôliers ou compagnons de détention, les projets d’évasion ramènent vite Casanova et son récit vers cette extraversion qui lui est consubstantielle. On pourrait même affirmer que l’évasion correspond à sa nature profonde : il s’agit pour lui, certes, d’échapper aux murs étroits qui l’enserrent, mais aussi à cet enfermement en lui-même qui bride son élan vers le monde.