Micrologies

Sunt lacrimae rerum


Au premier livre de l’Énéide, Énée, qui arrive à Carthage en naufragé et en suppliant, y voit représentés sur une série de tableaux les malheurs de Troie, longuement décrits dans la narration (I, 453-493). Cette ecphrasis a une fonction narrative. Elle permet à Virgile, après un début in medias res, de faire un retour sur l’histoire de Troie et d’y rattacher les événements déjà racontés dans le début du poème. Cette description s’achève sur l’évocation de l’Amazone Penthésilée ; elle est suivie immédiatement par le récit de l’arrivée de la reine Didon, bâtisseuse de Carthage, autre héroïne féminine au rôle masculin : comme la fresque, cette contiguïté crée une continuité entre les deux univers, celui de Troie et celui de Carthage. Mais la découverte de ces peintures est aussi l’occasion d’une forte exclamation d’Énée (v. 461-462) :

    […] Sunt etiam hic praemia laudi ;
Sunt lacrimae rerum et mentem mortalia tangunt.

En 1925, André Bellessort traduisait ainsi ces vers : « Ici même, les belles actions ont leur récompense ; il y a des larmes pour l’infortune, et les choses humaines touchent les cœurs. » Le sens général en est clair : le parallélisme de la construction incite à entendre etiam hic dans le second vers aussi : Énée se rassure : oui, la gloire de Troie et son sort tragique sont fameux dans le monde entier ; oui, même ici, dans la cité nouvelle et inconnue qu’est Carthage, la chute de sa patrie a suscité la pitié. Des auteurs d’une telle peinture, on peut sans doute attendre de l’aide. Mais les trois mots sunt lacrimae rerum ont suscité diverses interprétations et des traductions fort différentes : « l’expression est […] énigmatique en latin même » constate Jacques Perret dans une note à sa traduction (1). Là où Bellessort proposait « il y a des larmes pour l’infortune », faisant déteindre le pathétique de lacrimae sur son complément rerum, Perret suggère : « les larmes coulent au spectacle du monde » : selon lui, « l’abstraction, la généralité [des mots rerum et mortalia] leur donne un poids singulier : on ne pleure pas seulement sur le malheur, mais sur la condition humaine, sur l’ensemble des « choses », sur l’état de ce qui est.

Lacrimae rerum
Énée à Carthage, émaux de Limoges, vers 1540, Waddesdon Bequest ; Jonathan Cardy, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons.

Cette citation est familière à Victor Hugo. C’est l’épigraphe de l’ode sur « La mort de Mademoiselle de Sombreuil » Odes et Ballades, II, 9). C’est aussi le titre d’une ode sur la mort de Charles X dans Les Voix intérieures. Selon Jean-Marc Hovasse, son savant biographe, ce que le poète apprécie dans ces mots, c’est précisément qu’ils soient impossibles à traduire : « Ce mot, entre tous, est irréductible à la traduction. Cela tient à sa sublimité concrète, composée de tout le fatalisme antique résumé et de toute la mélancolie moderne entrevue (2). » Oxymore (« sublimité concrète ») et antithèse (« antique » et « moderne ») : Hugo enferme dans les mots de Virgile toute sa poétique. Hovasse cite cependant une traduction proposée malgré tout par Hugo : « Les choses font pleurer (3). » Le poète abstrait donc la citation de son contexte virgilien pour lui donner une portée vague et générale, celle d’une sensibilité douloureuse au monde.

Cependant, Paul Veyne, dans sa traduction de l’Énéide, reprend la question sur des bases linguistiques, en s’interrogeant sur la valeur du génitif rerum. Dans une note au vers I, 282 où l’on trouve l’expression rerum dominos il fait observer que « rerum apporte, pour ainsi dire, un complément d’objet à domini ; car on n’est pas maître tout court, on est toujours maître de quelque chose et, ici, des choses en général. » Il cite de nombreux exemples où le génitif rerum prend ainsi une valeur généralisante. En XII, 589, Virgile dit d’abeilles qu’on enfume qu’elles sont trepidae rerum : elles ont peur de tout. D’où la traduction qu’il propose pour le vers de Virgile : « Ici, il y a des larmes pour tout. »

L’un des exemples de Veyne est emprunté à Lucrèce : « Parmi les maux qui affectent l’âme, Lucrèce cite les oublis et il précise : oblivia rerum (III, 828). Le poète-philosophe entend désigner « les » oublis de tout ce qu’on peut oublier, le phénomène de l’oubli en général, et non pas des « oublis ». Une question subséquente que pose cette remarque, c’est celle de la signification du titre du poème de Lucrèce : comment traduire De rerum natura ? Veyne n’y répond pas.

1. J. Perret (trad.) Énéide, [1977], coll. Folio, 1991, p. 402, n. 2.
2. Cité par J.-M. Hovasse, Victor Hugo, t. 1, Paris, 2001, p 686.
3. Op. cit. p. 1211, n. 239.



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