Micrologies

Waterloo


Quelle est la fonction du récit de la bataille de Waterloo dans Les Misérables ? On sait que cette longue et sublime digression qui ouvre la deuxième partie du roman est un ajout tardif, consécutif à un voyage de Hugo en Belgique, quelques mois avant la parution de son roman. Le seul lien explicite avec le récit principal, c’est le court chapitre final de cet épisode, où l’on voit Thénardier, détrousseur de cadavres, dégager le corps de Pontmercy, le père de Marius, gravement blessé. Il lui sauve la vie et lui vide les poches. C’est à l’enseigne mensongère du « Sergent de Waterloo » qu’il tiendra ensuite auberge à Montfermeil.

La thèse de Victor Hugo sur Napoléon est fortement exprimée dans cette section du roman : malgré son admiration pour la figure héroïque de l’empereur, il l’admet, il fallait que l’Empire s’effondre pour que le XIXe siècle advienne et que la Révolution se poursuive par d’autres moyens. 1815 est donc pour lui une année-clef dans l’histoire politique de l’Europe. Mais c’est aussi une date-pivot dans l’économie du roman. Hugo substitue un héros à un autre : à Napoléon succède Jean Valjean.

On peut relever en effet dans les destinées des deux hommes, celle du conquérant et celle du misérable, quelques échos remarquables qui charpentent le récit : Jean Valjean naît en 1769, un an après Bonaparte ; en 1796, il entre au bagne de Toulon, ville où Bonaparte s’est illustré trois ans plus tôt. Les vingt années suivantes, qui voient le triomphe de l’Empereur, sont celles de l’éclipse de Jean Valjean bagnard ; en mars 1815, Napoléon échappé de l’île d’Elbe monte de Golfe-Juan à Paris ; en octobre de la même année, Jean Valjean, libéré du bagne, rejoint depuis Toulon Montreuil-sur-mer, dans la Somme. Dans l’ordre de la narration, le récit de la chute de Napoléon à Waterloo est précédé immédiatement par celui de la catastrophe de M. Madeleine à Montreuil, pourtant postérieure de quelques années. À l’évasion de l’île d’Elbe en 1815 correspond celle du bagne de Toulon en 1823. C’est encore en 1815 que Jean Valjean détrousse Petit-Gervais comme Thénardier Pontmercy, à Waterloo. Pas de symétrie dans la chronologie, pas de correspondance absolue dans les parcours respectifs, mais des analogies qui confèrent une orientation à l’histoire : au héros glorieux succède le héros généreux, au puissant déchu le misérable régénéré, à la puissance des armes celle du verbe de l’écrivain. 1815, c’est bien la fin d’un monde et le début d’un autre ; c’est bien la naissance du XIXe siècle.


N. Currier (Firm), Public domain, via Wikimedia Commons.


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