Micrologies

Albatros


Jean-Marc Hovasse, le savant biographe de Victor Hugo, décrit ce qu’il appelle le « dialogue intermittent » de Baudelaire et de Victor Hugo (1). Par-delà les échanges convenus et épisodiques d’amabilités, par-delà la dédicace par Baudelaire de trois des plus ambitieux poèmes des Fleurs du mal et les remerciements de Hugo, pleins d’aménité, ce qui sépare les deux poètes, c’est la foi de Victor Hugo dans ce qu’il appelle l’« utilité du beau ». C’est ainsi que celui-ci glisse dans son essai William Shakespeare « une espèce de réécriture aussi manifeste que parodique de « L’Albatros » de Baudelaire. […] Or, selon toutes les apparences, le prince des nuées handicapé parmi les hommes, éminemment lamartinien, était loin d’attirer l’admiration inconditionnelle de cet autre prince des nuées qui […]défendait « la grande raison de l’Homo sum » (2).

Que le poète soit hors de l’homme par un côté, par les ailes, par le vol immense, par la brusque disparition possible dans les profondeurs, cela est bien, cela doit être, mais à la condition de la réapparition. Qu’il parte, mais qu’il revienne. Qu’il ait des ailes pour l’infini, mais qu’il ait des pieds pour la terre, et qu’après l’avoir vu voler, on le voie marcher. Qu’il rentre dans l’homme après en être sorti. Qu’après l’avoir vu archange, on le retrouve frère. […] Ainsi humain et surhumain, ce sera le poète. Mais être tout à fait hors de l’homme, c’est ne pas être. Montre-moi ton pied, génie, et voyons si tu as comme moi au talon de la poussière terrestre. (3)

Si Hugo convient avec Baudelaire de la double nature du poète, il inverse le mouvement poétique qui est celui de « L’Albatros » : contre l’idéalisation du poète-oiseau dont la vraie patrie serait le ciel (c’est là que Baudelaire place l’oiseau au début de son poème), il soutient que la descente vers la terre n’est pas pour l’albatros un exil mais un retour : avant de planer il a bien fallu qu’il s’envole ; autant que d’ailes, il est doté de pieds.

1. J.-M. Hovasse, Victor Hugo, t. 2, « Pendant l’exil », Paris, 2008, p. 839 sq.
2. Ibid.
3. V. Hugo, William Shakespeare, cité par Hovasse, loc. cit.



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