Micrologies

Oaristys


Entre 2017 et 2020, une polémique a agité le monde universitaire français autour d’un poème d’André Chénier, « L’Oaristys », ou plus exactement à propos de son inscription au programme de l’agrégation de lettres. Comment aborder un texte qui aux yeux de maint(e) candidat(e), était une pure scène de violence sexuelle ? Mais le terme de « viol » était-il bien approprié ? Le jury du concours fut vigoureusement interpellé. L'université s'émut (1). Sans entrer dans le fond du débat, on voudrait seulement confronter ici le poème de Chénier à deux autres textes, qui forment les deux pôles entre lesquels on peut le situer, badinage amoureux et viol caractérisé.

Le terme d’« oaristys » désigne en grec, selon le Bailly, une « conversation familière et tendre » ; dans l’Iliade (XIV, 216), il est associé à Aphrodite et à la tentative de séduction d’Héra envers son époux, Zeus. Sous ce triple patronage, ce terme qui dérive d’oar, « épouse », semble associer conjugalité et intimité. C’est aussi le titre de l’une des Idylles les plus connues attribuées à Théocrite. Ce poème est une longue stichomythie qui fait dialoguer deux très jeunes bergers. Daphnis se montre très entreprenant, Acrotimé se défend, plutôt mal, avec une feinte naïveté : Τί ῥέζεις, σατυρίσκε ; Τί δ’ἔνδοθεν ἅψαο μαζῶν ; « Que fais-tu, petit satyre ? Pourquoi mets-tu la main dans mon vêtement et touches-tu à mes seins ? » (trad. Ph. E. Legrand). Le savant éditeur de la C.U.F. commente imperturbablement les avancées de l’action : « Au point où l’on en est, si la jeune fille n’est pas exactement toute nue, elle doit être très déshabillée. » Et ce jusqu’à l’inévitable dénouement, qui intervient vers la fin du poème (au vers 63, nous apprend une note), sans que le dialogue se soit un instant interrompu.

Ce qui est sûr, c’est que la jeune fille est tout sauf naïve ou passive. Elle cède, certes, mais non sans avoir pris ses sûretés : à quelle famille appartient Daphnis ? où sont les bois et les troupeaux qu’il possède ? On est clairement dans le cadre de négociations pré-matrimoniales ritualisées. Même de convention, le contexte social est nettement marqué. Le commentaire de l’éditeur est atterrant, avec pour seule excuse sa parfaite désuétude, mais il n’est pas non plus sans pertinence : « Elle agit comme agissent aujourd’hui des filles de nos campagnes qui mettent Pâques avant les Rameaux, mais n’en sont pas moins par la suite des épouses fidèles, de bonnes mères de famille et de vaillantes ménagères. »

Le problème du texte de Chénier, c’est qu’inévitablement il décontextualise la scène et en fait une « bergerie » libertine dans le goût rocaille, avec toutes les ambiguïtés afférentes. Il atténue par exemple la complicité entre les deux jeunes gens et accentue l’indignation de la jeune fille (le vers cité plus haut devient : « Satyre, que fais-tu ? Quoi ! ta main ose encore… »). Surtout, il supprime la conclusion narrative du poème grec : « Ainsi, jouissant de leurs jeunes corps, chuchotaient-ils à l’oreille l’un de l’autre, leur étreinte furtive accomplie. Elle, une fois relevée, retourna paître ses moutons, la honte aux yeux mais le cœur plein de joie ; lui, charmé de l’étreinte, rejoignit ses troupeaux de taureaux… » (trad. Lejeune, revue). Avec une telle suppression, Chénier crée cette incertitude qui justement donne lieu aujourd’hui à la qualification de viol.

Cette virtualité inquiétante de l’oaristys est soulignée sans ambiguïté par le titre d’un chapitre des Paysans de Balzac (I, 11), qui s’intitule « L’oaristys, XXVIIe églogue de Théocrite, peu goûtée en cour d’assises ». Ce titre est d’une ironie féroce, puisque le chapitre raconte (scène inouïe avant Zola), le viol d’une fillette de treize ans par un garçon beaucoup plus âgé. La brutalité sordide de l’homme n’a d’égale que le cynisme de l’entremetteuse qui endort la méfiance de l’enfant et la fait boire. Il faut l’intervention opportune de promeneurs pour que la fillette soit sauvée in extremis et que soit mis fin à cette scène insoutenable, que le romancier a menée le plus loin qu’il était possible. Pourquoi une telle violence brute dans ce roman ? Elle correspond parfaitement au projet socio-politique de Balzac, qui n’a que répulsion et mépris pour le monde rural qu’il décrit avec outrance.

Ni simple jeu amoureux convenu ni relation criminellement abusive, l’oaristys telle que la présente Chénier s’installe dans une « zone grise ». Ce que montrent surtout ces ambiguïtés non maîtrisées, c’est la médiocrité d’un poème dont l’auteur s’empêtre dans une imitation mal conduite.

1. On trouvera un résumé très complet de la polémique et sa bibliographie dans un article publié sur le site Hypotheses .



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