Micrologies

Ambiguïtés du Persilès


Persilès et Sigismunda, l’ultime roman de Cervantès, maintenu dans l’ombre par la célébrité du Don Quichotte, n’en est pas moins un texte passionnant, qui, lui aussi, recycle la tradition littéraire dans un esprit novateur. Selon J.-M. Pelorson, son éditeur dans la Pléiade, ce roman se caractérise avant tout par ses ambiguïtés (1). En effet, dans une forme modelée sur celle des romans grecs antiques, comme celui d’Héliodore, cet ouvrage, dont la première moitié narre des aventures maritimes de fantaisie dans des îles nordiques imaginaires, entraîne ensuite ses deux héros, Periandro et Auristela, dans un voyage bien plus ancré dans le réel, qui leur fait traverser l’Europe, du Portugal jusqu’à Rome, avec une succession d’aventures et de rencontres qui se rapprochent plus du roman picaresque. De même, ce pèlerinage a en apparence de pieuses intentions : la jeune héroïne, d’origine « barbare », veut confirmer sa foi récente auprès des autorités de l’Église. Mais en fait, le roman n’est rien moins que religieux. Periandro et Auristela, alias Persilès et Sigismunda, cherchent en fait à protéger leur amour en fuyant un projet de mariage imposé à la jeune femme. Certes les deux héros, idéalisés, tiennent leur serment de chasteté, mais d’un autre côté ils ne cessent de mentir et de tromper leur entourage en se faisant passer pour frère et sœur, comme le découvre in fine, et à ses dépens, le prince Arnaldo, épris d’Auristela. Cette ruse des personnages découle elle aussi de la positon ambiguë du narrateur : avant le dernier chapitre, le lecteur lui-même n’est alerté sur ce mensonge que par le titre du roman, qui donne seul aux héros leur véritable identité, et par quelques fugitives allusions.

Selon Pelorson, « chez Cervantès, toute tapisserie, si magnifiques qu’en soient les dessins, a son envers ». L’éditeur en prend pour exemple la notion de « barbarie » qui court tout au long de l’œuvre, avec toutes sortes de renversements : au début, dans le nord lointain, on croise d’authentiques sauvages, dont la cruauté ne recule pas devant les sacrifices humains. Mais dans les mêmes contrées, on croise aussi la barbarie positive d’« Antonio le barbare », venu du sud civilisé, et qui a converti sa femme « barbare » au christianisme ; il partage avec les siens « une sorte de beauté et de fougue exotiques » : « chasteté viscérale » chez son fils Antonio le jeune, générosité sans limites chez sa fille Constanza.

Cette « générosité barbare » met en lumière, à l’inverse, la persistance de la barbarie au sein même de la chrétienté : le roi Policarpo conclut une alliance criminelle avec la sorcière Zenotia, une courtisane romaine qui recourt à la magie noire ; un mari devenu fou défenestre sa femme etc. Ainsi, loin de la conception binaire qui oppose barbarie et civilisation, « Cervantès était habitué à penser la barbarie comme susceptible de degrés ». Sur ce point, conclut Pelorson, le Persilès annonce les romans relativistes des philosophes du XVIIIe siècle, de Montesquieu à Voltaire et Diderot. D’une façon générale, la ligne narrative ferme du roman et son orthodoxie religieuse globale s’accompagnent d’un « bougé » général des contours et d’une fluidité des valeurs qui confinent au vertige. C’est ce qui fait le charme prenant de cette œuvre inclassable.

1. Cervantès, Nouvelles exemplaires suivies de Persilès, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, voir p. 1004 sq.



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