Micrologies

Fronton : recitare


Posterioribus litteris tuis, cur orationem in senatu non recitauerim, requisisti. « Dans ta dernière lettre, tu demandais pourquoi je n’avais pas prononcé de discours devant le Sénat » (trad. P. Fleury).

C’est ainsi que Fronton, le maître d’éloquence de Marc-Aurèle, commence l’une des lettres qu’il adresse à son élève princier (II, 4, 1). La raison de ce silence au Sénat, c’est qu’il est surchargé de travail : en tant que consul, il doit aussi préparer une proclamation pour l’ouverture de jeux solennels ; il en cite d’ailleurs le début, qui sera suivi, annonce-t-il, d’une période oratoire dans le style de Cicéron. Il a bien prévu de prononcer aussi un discours devant le Sénat, mais plus tard : Orationem autem in senatu recitabo Augustis idibus. « Je prononcerai par ailleurs un discours devant le Sénat aux ides d’août. »

Ce qui frappe, aussi bien dans la demande de Marc-Aurèle que dans la réponse de Fronton, c’est l’usage du verbe recitare, pour lequel la traduction « prononcer » est imparfaite : recitare, c’est « lire à haute voix », « lire en public », à la limite « réciter par coeur » : actualiser (re-) par la parole un texte déjà existant (déjà écrit). C’est ce que fera Fronton pour sa proclamation aux jeux, dont le début est déjà rédigé, et dont il est en train de prévoir la suite. Cela rend manifeste, si besoin était, la nature de sa pratique oratoire : au IIe siècle, ce n’est plus le modèle cicéronien qui prévaut, celui de l’orateur dont l’éloquence se réalise pleinement dans la « performance », dans l’actio. D’ailleurs, quand il s’agit de prononcer un discours, Cicéron n’emploie pas le verbe recitare, mais l’expression orationem habere, « tenir un discours ». Pour lui, il ne s’agit pas de théâtraliser un texte écrit en le prononçant devant un public ; la pratique oratoire demande un engagement de toute la personne dans une parole incarnée, pour laquelle l’écrit n’est qu’un support sommaire, un aide-mémoire (le discours n’est rédigé que plus tard, en vue de sa publication). Avec Fronton, en revanche, on est dans le cas d’un rhéteur qui peaufine soigneusement un texte qui sent l’huile, entièrement rédigé et qu’il déclame ensuite à voix haute. D’où l’importance accordée par Fronton, entre toutes les parties de l’art oratoire, à l’elocutio, c’est-à-dire à ces subtilités de l’expression et du choix des mots qui ressortent encore mieux à la lecture qu’à l’audition.



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