Micrologies

Persilès : réécritures


Dans son roman « byzantin » Persilès et Sigismunda, (en fait surtout modelé sur une œuvre antique, les Éthiopiques d’Héliodore), Cervantès recycle tout l’héritage de la tradition narrative. Ainsi, l’épisode de Ruperta et Croriano (1) combine d’agréable façon l’histoire biblique de Judith et celle de Psyché, qu’on trouve dans les Métamorphoses d’Apulée.

La belle Ruperta cherche à venger la mort de son époux, dont elle emporte partout avec elle la tête momifiée, comme Judith portant celle d’Holopherne. Elle apprend que Croriano, le fils de l’assassin, est descendu dans la même auberge qu’elle. Elle se glisse donc nuitamment dans la chambre du jeune homme pour le tuer, en s’adressant de fortes exhortations : « Ah ! ce n’est pas la férocité d’Holopherne qui lui fit peur, à l’humble Judith ! » Elle s’approche alors du lit, malgré l’avertissement du narrateur qui s’adresse à elle par métalepse : « Mais je te prie, prends garde, ô belle Ruperta ! de ne point regarder ce beau Cupidon que tu vas découvrir, sans quoi s’effondrera aussitôt tout l’échafaudage de tes desseins. » Ce qui doit arriver arrive : comme changée en marbre à la vue du jeune homme (pour faire bonne mesure, allusion à Persée et Méduse – autre histoire de tête coupée), elle laisse tomber sa lanterne sur Croriano qui s’éveille. Mais au lieu que cet épisode les sépare (comme Psyché de Cupidon), les deux jeunes gens, instantanément épris l’un de l’autre, se donnent aussitôt la main devant témoins en signe de mariage : c’est le prélude à une heureuse nuit de noces…

Quelle signification accorder à une telle contamination des mythes ? Proximité d'Éros et de Thanatos, sans aucun doute. Mais dans cette œuvre composite, elle marque aussi le passage, par juxtaposition, d’un genre à l’autre. Ce récit commencé dans le registre des « histoires tragiques » se poursuit dans celui du conte érotique. La variété, la surprise, l’inattendu, sont en effet les ressorts de ce roman : le voyage raconté ne se déroule pas seulement dans l’espace ; il traverse aussi les strates accumulées des formes littéraires et le répertoire de leurs thèmes. La fin heureuse est de mise.

1. III, 17, Pléiade p. 813 sq.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.