Au dernier chant de l’Iliade, Achille accueille dans son baraquement le vieux Priam, venu secrètement, en suppliant, lui demander la restitution du corps d’Hector, son fils, tué puis outragé par le guerrier grec.
De cet épisode comme apaisé, après les récits de combats, se dégage une intense émotion. Les deux ennemis sont réunis par leurs douleurs respectives, qui se rencontrent mais ne communiquent pas :
Priam pense à son fils défunt, Achille à son vieux père qu’il ne reverra plus.
Achille a accueilli avec courtoisie le vieillard, qui lui offre une rançon pour le rachat du corps d’Hector. Il partagera ensuite avec lui un repas.
Jérôme-Martin Langlois, Priam aux pieds d'Achille, 1809, via Wikimedia Commons.
Cependant, au milieu de cet épisode, une douzaine de vers (XXIV, 559-570) tranchent avec la tonalité pathétique du reste.
Achille s’y exprime avec colère, sur un ton menaçant :
Achille aux pieds rapides sur lui lève un œil sombre et dit :
« Ne m’irrite plus maintenant, vieillard. Je songe moi-même à te rendre Hector :
une messagère de Zeus est déjà venue à moi, la mère à qui je dois la vie, la fille du Vieux de la mer. Et ma raison, Priam, me fait assez comprendre – je ne m’y trompe pas – que c’est un dieu qui t’a conduit toi-même aux nefs rapides des Achéens.
Nul mortel, même en sa pleine force, sans cela n’oserait venir dans notre camp ; nul n’échapperait à nos gardes ;
nul ne saurait déplacer aisément la barre de ma porte. Ne provoque donc pas mon courroux davantage, quand je suis dans le deuil.
Sans quoi, vieillard, je pourrais bien ne pas t’admettre en ma baraque, tout suppliant que tu es, et violer l’ordre de Zeus.
Il dit et le vieux, à sa voix, prit peur et obéit. » (trad. P. Mazon).
Si Priam est là, dit le héros, et si Achille l’accueille, ce n’est que sur l’ordre d’un dieu.
Nulle bienveillance à attendre de lui dans cette situation obligée.
Que Priam se contente de ce qu’on lui donne, sans irriter davantage le héros grec.
Ce passage a gêné les commentateurs anciens.
Le scholiaste, que cite ici Mazon, rapporte une remarque d’Aristote, qui « trouve ici le caractère d’Achille bien instable.
Mais, ajoute-t-il, d’autres répondent qu’Achille entend couper court à toute lamentation de Priam en lui faisant peur.
Il craint qu’à la vue d’Hector Priam ne commence une plainte impossible à contenir et ne finisse par le troubler. »
De fait, Achille va rendre le corps enveloppé d’un linceul, pour que le vieil homme ne puisse voir le cadavre de son fils.
Cependant, on ne peut que rester sceptique face à des justifications trop psychologisantes :
on peut faire remarquer, par exemple, que le texte est constitué par blocs successifs de situations codées et convenues.
Après la scène de deuil où les deux hommes pleurent en même temps (mais pas pour les mêmes raisons), on aurait ici le bloc « hostilité » qui rappelle qu’ils sont deux ennemis ;
vient ensuite une scène classique d’hospitalité, qui déroule tous les rites d’accueil d’un invité, avec le repas partagé.
Cela ne suppose pas forcément une variabilité psychologique du personnage d’Achille.
Une autre hypothèse, de type structural, est suggérée par un article de Françoise Létoublon (1):
l’auteur propose de voir dans notre passage l’effet d’une composition circulaire du poème : ce serait un écho d’un passage du livre I (24-33) où Agamemnon s’irrite contre le vieux prêtre Chrysès qui vient lui réclamer sa fille enlevée.
De fait, les correspondances sont parfois littérales :
Mais cela n’est point du goût d’Agamemnon, le fils d’Atrée. Brutalement, il congédie Chrysès, avec rudesse il ordonne :
« Prends garde, vieux, que je ne te rencontre encore auprès des nefs creuses, soit à y traîner aujourd’hui, ou à y revenir demain.
Ton bâton, la parure même du dieu pourraient alors ne te servir de rien. Celle que tu veux, je ne la rendrai pas.
La vieillesse l’atteindra auparavant dans mon palais, en Argos, loin de sa patrie, allant et venant devant le métier et, quand je l’y appelle, accourant à mon lit.
Va, et plus ne m’irrite, si tu veux partir sans dommage. » Il dit, et le vieux, à sa voix, prend peur et obéit.
Les notations de durée, conclut Létoublon, le parallélisme des situations, l’effet d’écho dans les mots mêmes qu’utilise Achille et le parallélisme métrique constituent un faisceau d’indices forts en faveur d’une construction de l’Iliade en « boucle », rattachant fermement la lusis [la restitution] d’Hector à celle de Chryséis, le dénouement de l’Iliade par le renoncement d’Achille au déchaînement sauvage de sa colère contre Hector au thème initial de sa colère implacable contre Agamemnon.