Micrologies

Comédie-ballet


Dans son bel ouvrage Versailles, ordre et chaos, (1), Michel Jeanneret entend renouveler l’approche de l’esthétique de l’âge classique, en montrant, derrière les valeurs d’harmonie, d’équilibre et de rationalité, la présence sous-jacente de forces inquiétantes, d’un chaos maîtrisé mais non refoulé, de la violence et du primitif. De cette esthétique, le lieu est le château de Versailles, autour duquel la monarchie ordonne un programme idéologique et iconographique issu sans doute du traumatisme de la Fronde. Dans le parc, où la nature est pourtant dominée, la statuaire laisse place à des figures de monstres que tentent de dompter des héros salvateurs. Il en va de même dans les spectacles de cour, fêtes, opéras, ballets, d’où la figure de l’Autre n’est jamais absente, mais où elle est chaque fois exorcisée, conjurée.

Dans ce dispositif esthétique, les comédies-ballets de Molière tiennent un rôle important, et Jeanneret leur consacre un chapitre (2) : ce ne sont pas moins de treize spectacles que le dramaturge crée sur commande pour les fêtes royales. Outre les personnages grotesques des intermèdes dansés, ces pièces introduisent des figures de l’Autre – l’Autre de la cour, s’entend – : Monsieur Jourdain, Georges Dandin, Pourceaugnac, autant de repoussoirs pour les courtisans ; personnages « potentiellement dangereux, mais le rire désamorce la menace ». Ainsi Le Malade imaginaire, divertissement royal représenté à Versailles en 1674 après la mort de Molière, « baigne dans une atmosphère fétide et malodorante, avec des inflexions scatologiques heurtant [...] la supposée délicatesse des gens de cour ». 172 Mais « le pitre est carnavalisé – et voilà conjuré le refoulé animal qu’il incarnait ». Symboliquement, le cadre de scène de ce spectacle de 1674 montrait d’un côté Hercule terrassant l’Hydre de Lerne, et, de l’autre, Apollon foulant aux pieds le serpent Python.

Avec une approche on ne peut plus différente, Florence Dupont parvient à des conclusions analogues : dans sa croisade contre Aristote, coupable à ses yeux d’avoir dévitalisé le théâtre occidental en réduisant le spectacle à la « fable », au récit, (3), elle met en valeur toutes les formes théâtrales qui résistent à cette réduction : la comédie-ballet en fait partie, à laquelle elle consacre un chapitre (4). Elle y développe une étude du Bourgeois gentilhomme, où elle voit non pas une comédie entrecoupée d’intermèdes, mais « un ballet où sont insérés des épisodes dialogués issus du genre de la comédie ». Le ballet, genre spécifiquement aristocratique, d’où la bourgeoisie est exclue ; la comédie, genre éminemment bourgeois :  « la comédie est toujours inférieure au ballet » (5). Toute la trame du spectacle, autour du snobisme de Monsieur Jourdain, consiste à montrer l’intégration de ce personnage de comédie comme acteur dans un ballet aristocratique, ce qui sera effectif avec la turquerie finale, mais ne sera possible qu’au prix du ridicule conféré au personnage. Cependant, « la vulgarité de la comédie n’entache pas la valeur artistique du ballet ; ce n’est pas un ballet bourgeois, mais un ballet gentilhomme » (6). C’est seulement quand elle est privée de sa dimension aristocratique et musicale que l’œuvre devient une mise en garde adressée aux bourgeois qui trahissent leur valeur de classe ; dans son esprit d’origine, elle est bien, dirait Jeanneret, convocation et conjuration de l’Autre dans l’univers de la Cour.

1. Paris, 2012.
2. Op. cit. p. 155-175.
3. Aristote ou le vampire du théâtre occidental, Paris, 2007.
4. Op. cit. p. 242-260.
5.Ibid. p. 255.
5.Ibid. p. 250.



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